mardi 6 décembre 2016

Leçon autrichienne


Victor Ginsburgh

Ma mère était autrichienne et juive. Tout en ayant quitté l’Autriche avant l’Anschluss de 1938, elle a renoncé à son passeport autrichien et s’est contentée de la « nationalité » qui m’a fait souffrir quand j’étais adolescent : « apatride », sans patrie, alors que tous mes condisciples, eux, « avaient une patrie ». Pour des raisons qu’il serait trop long d’expliquer, ma mère a repris son passeport autrichien en 1956, et, mon père étant mort, je suis devenu « patride » autrichien, nationalité à laquelle j’ai moi-même renoncé 30 ans plus tard, quand Kurt Waldheim, le nazi qui avait aussi été Secrétaire Général des Nations Unies, est devenu chancelier d’Autriche.

Il n'y avait personne dans les rues de Vienne pour
fêter la Joyeuse Entrée de Hitler en 1938
Suite à l’élection de dimanche dernier, il importe de rappeler que les Autrichiens n’ont jamais renoncé à se convaincre qu’ils avaient « résisté » à leur annexion par l’Allemagne hitlérienne en 1938 et avaient été envahis par l’Allemagne à leur corps défendant.

Juste retour des choses, alors qu’aujourd’hui l’Allemagne résiste aux couleurs automnales brunes, elle a quand même risqué de se faire « envahir » par les néonazis autrichiens qui ont heureusement perdu par 46 contre 54. En temps normal, ç’aurait dû être 0 contre 100.

Mais ce n’est pas de cela que je veux parler. C’est de Donald Trump qu’il s’agit ici et de ce que le journaliste Leil Leibovitz a écrit à son sujet (1). Je citerai largement son article qui me semble résumer en deux pages (dont je ne vous en infligerai pas l’intégralité) le danger que nous courons tous.


Mon grand-père, écrit Leibovitz, n’était pas un homme sophistiqué. Dans les années 1930, à Vienne, ses amis et même des membres de sa famille le traitaient d’hystérique suite aux positions qu’il prenait : il avait tout faux, et ce qu’il disait ne pouvait pas être pris au sérieux. Mais il n’a pas écouté et a quitté l’Autriche ; sa famille proche et ses amis ont été arrêtés, déportés et assassinés. Il n’est pas question de comparer Trump à Hitler, continue Leibovitz, ce serait ridicule, mais il a tout de même beaucoup pensé à son grand-père depuis l’élection américaine, et se propose d’accepter les trois « commandements » qui suivent.

Commandement 1. Considérez que chaque mot empoisonné est une promesse. Quand quelqu’un vous dit qu’il va obliger les personnes d’une minorité religieuse (en l’occurrence les musulmans) à s’enregistrer auprès des autorités, croyez-le, et n’essayez pas d’être plus malin que lui. Prenez les gens haineux au sérieux, et attendez-vous au pire.

Commandement 2. Traitez les gens comme des adultes, et respectez-les suffisamment pour pouvoir leur demander s’ils comprennent bien les conséquences de leurs actes. Ce n’est pas à vous qu’il appartient de les expliquer ou de les excuser. Rappelez-vous qu’en Autriche, de grands esprits comme Freud et Kafka, Canetti et Karl Kraus, Zweig et Frans Werfel luttaient pour comprendre le monde qui les entourait, alors que ce même monde était absorbé par des appétits démagogiques simplistes et vicieux. Ne perdez pas votre temps à gloser et rappelez-vous que ce qui est important n’est pas d’analyser, mais de survivre.

Commandement 3. Refusez d’accepter que ce qui est en train de se passer est la nouvelle norme. Pas maintenant, et pas demain. Dans les mois et les années qui suivront, des décisions seront prises et même si elles vous semblent raisonnables, que vous pensez que rien n’est jamais noir ou blanc, vous avez diablement tort. Il ne s’agit pas d’un combat politique, mais d’une crise morale. Quand un démagogue sans expérience arrive au pouvoir en expliquant que la gloire nationale exige d’enlever à des millions de personnes leur dignité et leurs droits, notre seul devoir est de résister par tous les moyens, dans les limites de la légalité. Quel que soit le succès du personnage, ce succès ne peut pas être le nôtre. La seule chose qui compte aujourd’hui est la très simple vérité morale que voici : « Ce n’est pas juste » (this isn’t right). Si nous n’oublions pas cela, nous ne pouvons pas perdre.

Vous me pardonnerez, conclut Leibovitz, si durant les prochaines années je ne suis pas enclin à me montrer malin. Comme mon grand-père, je suis un Juif simple, et comme lui, je prends le danger à sa valeur nominale (at face value). Tout le reste est bavardage.

[Cet article a également paru dans La Libre du 6 décembre 2016. J’ai emprunté au journal le titre qu’il avait choisi, et qui est bien meilleur que celui que je lui avais donné. Merci Thierry.]

(1)           Leil Leibovitz, What to do about Trump ? The same thing my grandfather did in 1930s Vienna http://www.tabletmag.com/jewish-news-and-politics/217831/what-to-do-about-trump


1 commentaire:

  1. Autriche : 46/54. Comme tu le l'écris, c'aurait dû être 0/100. La différence (8%) n'est pas vraiment significative. Elle est même significativement inquiétante.

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