mardi 22 novembre 2016

Pauvreté financière et pauvreté perçue

Pierre Pestieau

On sait que l’Etat providence ne redistribue pas les revenus autant que l’on peut s’y attendre. Du côté de la fiscalité, les impôts progressifs ne le sont pas tellement du fait de la multiplicité des niches. Du côté des dépenses, les plus démunis ne sont pas toujours ceux qui bénéficient le plus des prestations sociales. Ceci dit il faut bien admettre que les indices d’inégalité et les taux de pauvreté diminuent là où l’Etat providence est actif. Ce qui est inquiétant c’est que certains qui ont des revenus supérieurs au seuil de pauvreté peuvent ressentir qu’ils sont néanmoins pauvres. Il y a deux facteurs qui peuvent expliquer cette différence entre revenu financier et revenu ressenti : (a) le sentiment que l’on peut avoir d’être déclassé et (b) le fait qu’un revenu de remplacement ne donne pas lieu à la même satisfaction qu’un revenu du travail.

Le déclassement exprime une baisse de statut social, pour une personne ou un groupe social. Il peut être dû au fait d'occuper une position sociale inférieure en fin de vie active à celle occupée au début de la vie active, qui peut, par exemple être la conséquence d'une période de chômage. Il peut aussi être perçu quand un jeune entrant sur le marché du travail occupe une profession dont le statut social est inférieur à celui auquel il pourrait en théorie prétendre du fait de son diplôme. L'élévation du niveau de diplôme et la montée du chômage ont contraint une part croissante de jeunes à accepter des postes de niveau inférieur, en dépit de la progression de la part des emplois qualifiés. Une personne déclassée tend à se focaliser sur le revenu ou le statut qu’il n’a pas et accorder moins d’importance au revenu qu’il perçoit.


Ceci est relié au concept d’aversion à la perte développé par Kahneman et Tvesrky (1). L’idée de base fondée sur des expériences de laboratoire et des observations de la réalité sociale est que les individus évaluent de façon asymétrique leurs perspectives de perte et de gain. Pour donner un exemple très simplifié, la douleur de perdre 1 000 euros n’est pas compensée par le plaisir d’en gagner 2 000, ou même 3 000. Prenons le cas d’un individu qui subit une perte de revenu de 1 000 euros et se trouve sous le seuil de pauvreté. Si l’Etat lui attribue un revenu de compensation de 1 000 euros, il n’aura sans doute pas le sentiment d’être sorti de la pauvreté.
On le voit, il est difficile de compenser les gens qui ont le sentiment d’être déclassés. A cela s’ajoute le fait que tout argent transféré aux individus sans contrepartie n’a pas la même valeur subjective que s’il avait été le fruit d’un effort.

Dans un ouvrage récent, Ashkenazi (2) défend l’idée selon laquelle les revenus de compensation ou d’assistance (indemnités de chômage, RMI/RSA) ont une dimension de valorisation individuelle  et sociale bien plus faible que les revenus primaires (salaires). Pour le citer : « disposer de 1 200 euros de revenus primaires et payer 200 euros d’impôts n’est pas équivalent à gagner 600 euros plus 400 euros de prestations sociales ». Cette affirmation est étayée par une série de travaux empiriques cités par Askenazy. Elle explique aussi pourquoi on peut très bien avoir des revenus qui dépassent le seuil de pauvreté et ne pas en avoir l’impression d’en être sorti.

Ces deux phénomènes, la perception de déclassement et la dévalorisation des revenus de remplacement, rendent la tâche de l’Etat encore plus difficile qu’elle ne l’est, dans sa politique de réduction des inégalités et d’éradication de la pauvreté.

(1) Daniel Kahneman et Amos Tversky (1979) Prospect Theory: An Analysis of Decision under Risk, Econometrica, vol. 47, p. 263-291. Tversky est décédé en 1997 et n'a donc pas pu recevoir le prix Nobel avec Kahneman en 2002.

(2) Philippe Askenazy (2016), Tous Rentiers, Paris : Odile Jacob.

1 commentaire:

  1. Merci, Pierre, pour cette nouvelle stimulation intellectuelle, qui peut être vue aussi comme une critique à l'encontre de l'allocation universelle, au profit d'une politique d'emploi.

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