jeudi 28 janvier 2016

Je ne « monterai » pas en terre promise

Victor Ginsburgh

Erri De Luca dit (1):

« Le judaïsme a été pour moi une piste caravanière de consonnes accompagnées au-dessus et au-dessous de la ligne par un volettement de voyelles. Entre une ligne et l’autre, dans l’espace blanc, c’est le vent qui gouverne. C’est la voix réunie de tous ceux qui ont ajouté en marge un commentaire. L’écriture hébraïque finit avec un vaiàal, et il monta. En revanche, moi je descends ici. Je partage le voyage du judaïsme, pas l’arrivée. Pas en terre promise. Je ne m’approche pas de l’autel et des prières. »

Je ferai comme lui, je ne monterai pas (2), mais il n’est pas impossible que je demande à ma fille violoncelliste de jouer, le jour où il le faudra, le Kaddish (3) et à mon fils de le dire, comme je le dois à la tradition.

Pas que je veuille faire le même pari (stupide, comme écrivait Prévert) que Pascal. Je ne suis pas croyant et ne le deviens pas. Cependant, le judaïsme hérité de ma mère m’accompagne depuis longtemps. Et puis les premiers mots du Kaddish : ytgddl vytkddsh contiennent beaucoup de consonnes, dont le y (yod hébreu) qui peut être consonne ou voyelle, tout en étant toujours écrit sur la ligne.

Voici pourquoi je ne « monterai » pas (4).


Parce que, comme le montre Amos Gitai dans son dernier film Rabin : The Last Day, peu de temps avant l’assassinat de Rabin, Netanyahou avait organisé une manifestation de son parti et approuvait du haut de son balcon (littéralement) les extrémistes de son parti qui appelaient au meurtre du premier ministre. Le balcon était drapé d’une bannière sur laquelle on pouvait lire « Mort aux Arabes » (The Jerusalem Post, 9 juillet 2015).

Parce que, écrit le journaliste Rogel Alpher, « Israël est mon pays, mais je ne puis plus y vivre. La majorité nationaliste religieuse ultra orthodoxe ne nous permettra pas de survivre ici » (Haaretz, 31 août 2014).

Parce que, écrit Uri Misgav, un autre journaliste de Haaretz, « nous faisons face à un assaut majeur contre la démocratie laïque, qui résulte d’une alliance entre le nationalisme et la religion. Les sources de l’autorité ne sont plus l’Etat et ses institutions. Les sources de l’inspiration ne sont plus l’humanisme libéral, les droits humains, les lumières et la science. Elles sont supplantées par un pouvoir supérieur, des hommes saints, la métaphysique d’un Israël Eternel, les écritures saintes, le rituel et les prières. Une partie des leçons sur le code de la route consiste à apprendre la Prière des Voyageurs » (Haaretz, 22 décembre 2015).

Parce que le ministre israélien de l’Education Nationale, Naftali Benett a pris des mesures pour renforcer l’éducation religieuse dans les écoles publiques non religieuses (Haaretz, 13 décembre 2015). Des enfants d’une école non religieuse de Herzliya ont eu pour instruction de demander à leurs parents de les envoyer dans une école religieuse et de leur donner de la nourriture casher ce qui permettrait d’accélérer la venue du Messie (Haaretz, 7 juin 2015).

Parce que le ministère israélien de l’Education Nationale est coupable de remplacer les cours d’histoire et les faits historiques par des vues politiques, notamment au sujet de la naissance de l’Etat. Quelque 69% des professeurs des écoles ne savent pas ce qui s’est passé le 29 novembre 1947 (date à laquelle le plan de partition de la Palestine a été accepté par les Nations Unies) et 57% de ces mêmes professeurs ne savent pas ce qu’est la ligne verte (frontière entre les deux états après la guerre d’indépendance arabo-israélienne de 1948) (Haaretz, 8 janvier 2016).

Parce qu’un livre écrit par la juive israélienne Dorit Rabinyan dans lequel elle raconte une histoire d’amour entre une juive et un arabe tous deux israéliens vient d’être retiré de la liste des livres à lire dans les écoles en Israël, pour éviter les « dérives » résultant des unions « mixtes » (Haaretz, 31 décembre 2015).

Parce que le rabbinat n’a pas autorisé une immigrée juive ukrainienne du nom de Wasserman à se marier en Israël avec un juif d’origine marocaine : elle n’était pas considérée comme juive par le rabbinat (Haaretz, 3 décembre 2015).

Parce que la direction d’une école à Kiryat a demandé aux jeunes filles de rallonger leurs jupes et leurs manches de blouse, pour couvrir leurs genoux et cacher leurs bras nus : la photo annuelle de la promotion devait être « décente » (Haaretz, 29 novembre 2015).

Parce que le gouvernement vient d’envoyer au Parlement un projet de loi qui oblige la fermeture de tous les magasins le jour du Shabat, et qui propose d’augmenter les amendes pour non respect de cette réglementation (Haaretz, 20 décembre 2015).

Parce que le père du palestinien qui a récemment fait un attentat à Tel Aviv a été arrêté par la police israélienne pour suspicion de meurtre prémédité, association illégale et conspiration. Alors que c’est lui-même qui, après avoir reconnu son fils sur des photos, avait averti la police le 4 janvier 2016 (Haaretz, 5 janvier 2016).

Parce que, par contre, des colons juifs qui avaient incendié une maison palestinienne dont trois habitants sont morts brûlés et dont un enfant survit péniblement dans un hôpital, n’ont pas été inquiétés pendant plusieurs mois, parce qu’il n’y avait « pas assez d’évidence que c’était eux les coupables » (Haaretz, 15 décembre 2015).  Il s’est avéré un peu plus tard, qu’ils étaient coupables du crime.

Parce que deux sœurs arabes de 14 et 16 ans font, comme le montre une vidéo, un pas de danse en brandissant des ciseaux, sans menacer personne, un soldat lève son arme, tire sur l’une d’elles, s’en approche et l’achève alors qu’elle est à terre. Ce soldat a été félicité pour son courage par le Ministre de la Défense. Pas une voix à entendre qui vienne de l’establishment politique. Ni d’ailleurs de l’opposition (Uri Avnery, blog du 19 décembre 2015).

Parce que des résidents juifs d’Afula ont demandé que leur ville soit interdite aux résidents arabes, musulmans et chrétiens (Haaretz, 13 décembre 2015).

Parce que « Israël exécute presque chaque jour des Palestiniens sans jugement. Toute autre description de ces actes est un mensonge. Tout Palestinien suspect est abattu. » (Haaretz, 17 janvier 2016).

Parce que l’armée n’est pas comme le déclarent sans arrêt ses généraux, « la plus morale du monde ». C’est ce qu’ont montré un bon nombre de soldats qui « brisent le silence » et qui ont reçu le support de Yuval Diskin et Ami Ayalon (5), Alik Ron (6) et Amiram Levin (7). Ils ont tous (7) déclaré « Moi aussi, je brise le silence » et expliquent que « l’ONG Breaking the Silence protège les soldats dans la situation impossible dans laquelle les politiciens les ont abandonnés ». Y compris les politiciens de gauche, pour autant qu’il y en ait encore (Haaretz, 16, 17, 20 et 22 décembre 2015).

Parce qu’un projet de loi vise les ONG qui défendent les droits humains ou qui s’insurgent contre l’usage de la torture, et va les obliger à déclarer si elles ont reçu des fonds de l’étranger, permettant ainsi au gouvernement de limiter leurs droits (Haaretz, 27 décembre 2015).

Ce qui a poussé, il y a quelque jours, l’ambassadeur d’Israël en Suisse, à déclarer sur sa page Facebook : « Il est toujours possible d’attirer l’attention d’une population à écouter et suivre ses dirigeants. Il suffit de leur dire qu'ils sont attaqués et qu’il faut dénoncer les pacifistes pour leur manque de patriotisme. Cela fonctionne de la même façon dans tous les pays ». Ces paroles ont été prononcées par … Herman Goering avant la deuxième guerre mondiale (Americans for Peace Now, 29 décembre 2015).

Alors que des amis américains de Netanyahou financent des groupes qui font campagne pour imposer la souveraineté israélienne sur le Mont du Temple, où est située la Mosquée Al-Aqsa (Haaretz, 9 décembre 2015).

Et que des « mécènes » américains ont donné plus de 220 millions de dollars durant les cinq dernières années pour développer les colonies (Haaretz, 7 décembre 2015).

Parce que la police commence à arrêter des israéliens juifs qui essaient de défendre la cause et les droits des Palestiniens (Mondoweiss, 21 janvier 2016).

Parce que, malgré tout cela, fin 2015, 75% des Israéliens se sentent bien, 80% des Juifs israéliens se « sentent appartenir » et plus de 50% pensent que les organismes de défense des droits humains sont nuisibles (pests, an anglais) (Haaretz, 30 décembre 2015).  

Et ce n’est pas la dernière histoire, pourtant bien belle, qui pourra me faire changer d’avis. Dans un autobus de Haifa, un petit garçon juif, qui avait entendu sa voisine parler l’arabe, lui demande :

— Avez-vous un couteau sur vous ?
­— Non, lui répond la passagère, mais j’ai autre chose.
— Quoi donc ? dit l’enfant curieux.
— Une caresse.
— Excusez-moi, dit l’enfant qui tombe dans les bras de la passagère.
— Ce n’est pas ta faute, lui a-t-elle répondu (Haaretz, 18 décembre 2015).

(1) Erri De Luca, Et il dit, Paris : Gallimard, 2011, pp. 100-101.
(2) Je suppose que De Luca fait allusion à ce qu’on dit d’un Juif quand il décide de s’exiler en Israël : on fait son alyah, on monte en Israël.
(3) Le Kaddish est la prière juive pour les morts. Il existe une version de la prière composée pour violon et piano par Maurice Ravel.
(4) Personne ne s’en apercevra, et cela me console, comme dit De Luca.
(5) Tous deux deux ex-patrons du Shin Bet, le service de sécurité israélien.
(6) Ex-chef de la police, secteur Nord.
(7) Ex-général de l’armée.



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