jeudi 15 octobre 2015

Rencontre (trop) fugace avec Chantal Akerman

Victor Ginsburgh

Il y a quelques années, peu d’années, j’ai croisé (rencontré ?) Chantal Akerman sur la plateforme d’un train de Bruxelles à Paris. Sans la reconnaître immédiatement, puisque je ne l’avais jamais vue qu’en photo, je l’entends soudain me dire : « Vous êtes Juif, n’est-ce pas? ». « Oui, bien sûr », ai-je répondu, « comment voyez-vous (ou savez-vous) cela ? »

Et puis les paroles se sont effacées parce que le train arrivait en gare de Paris Nord, et pressés par le temps, l’un et l’autre, et par les autres, nous nous sommes perdus de vue sur les quais. Mais j’ai, par la suite, très souvent pensé à elle et à ce très et trop court dialogue.

Voilà comment les choses se passent dans la diaspora, où que l’on soit, même dans un train entre Bruxelles et Paris, pas sur la terre, mais avec la terre qui roule sous le train. Aucun besoin de terre, surtout pas de la ‘terre d’Israël’, mais un besoin de parler.


Très peu de référence à Israël dans les dits, écrits et films de Chantal Akerman. La famille, dont sa mère, rescapée d’Auschwitz, s’est installée en Belgique après la guerre.

Un voyage en Israël quand même, en 2006, où elle a passé une ou deux semaines, cloîtrée et protégée par des stores dans un appartement qui lui avait été prêté. Elle en est sortie quelquefois pour voir la mer qui était à deux pas.

Elle y tourne son film Là-bas, en faisant des prises de vues depuis sa fenêtre. Des images de ses voisins sur leurs balcons. Une femme, un homme qui regarde ses plantes pousser : « Je ne pense pas que les plantes poussent plus vite en Israël », dit-elle. Images d’une famille de Hassidim (religieux mystiques
juifs) qui quitte la plage. Israël est-il vraiment la terre promise, ou plutôt un nouvel exil ? (1)-(2)

« Je ne me sens pas appartenir, et c’est sans difficulté réelle. Je me sens déconnectée ». Elle prend des notes relatives à sa visite d’Israël, mais les perd par la suite, lors d’un voyage en Espagne et ne retourne pas où elle pense les avoir perdues « par manque de désir » (2). Acte manqué ?

« Elle ne dit rien à propos de l’oppression exercée par les Israéliens sur les Palestiniens, ni de la dépendance de l’Etat à l’égard des Etats-Unis [où elle enseigne]. Son isolement dans la plus grande ville du pays en dit assez. Elle ne veut pas faire partie de ‘cela’. Mais dans son aliénation, elle ne pouvait pas être plus juive » (1).

Elle devait faire partie de ces juifs qui, comme le sociologue Georges Friedman dans Fin du Peule Juif ? — publié en 1965, deux ans avant l’annexion d’une partie de la Palestine — refusent de penser que « la diaspora juive n’a d'autre rôle que de servir Israël, centre et seul foyer spirituel du judaïsme ». Friedman conseille aux dirigeants du pays d'être plus circonspects : « Le peuple et l’esprit juif sont exposés à de graves périls, sur la terre même d’Israël. Je prends pour ce qu’il vaut ce propos d'un jeune intellectuel canaanite : l’agence juive [chargée de susciter l’immigration vers Israël] devrait désormais aider les Juifs non pas à quitter la diaspora, mais à y demeurer » (3).




(1) Chris Knipp, Solitude, alienation, Jewishness : a meditation in a Tel Aviv apartment, http://www.imdb.com/title/tt0855869/

 (2) Voir (et écouter) l’extrait de son film « Là-bas » sur


(3) Friedmann, Georges, Fin du peuple juif ?, Paris : Gallimard, 1965.

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