jeudi 27 août 2015

Pauvre grecs, et misérables européens

Victor Ginsburgh

Trois des petits singes européens
Au « Pauvres grecs » du blog que Pierre Pestieau a écrit jeudi dernier, je tiens à ajouter « Misérables européens ». En effet, si nos Eurocrates avaient été un peu plus cultivés, ils auraient lu l’ouvrage d’Edmond About publié en 1858 (1), celui de Bela Balassa publié en 1961 (2) et la littérature sur les zones monétaires qui date des années 1960, avant d’inventer l’Union monétaire et inviter la Grèce à en faire partie.

En 1858, Edmond About, journaliste et romancier français écrit : « La Grèce est le seul exemple connu d’un pays vivant en pleine banqueroute depuis le jour de sa naissance. Tous les budgets, depuis le premier jusqu’au dernier, sont en déficit ».

En 1961, Bela Balassa, théoricien des unions monétaires écrit : Une union monétaire ne peut fonctionner sérieusement sans intégration politique sous une autorité supra nationale dont les décisions sont contraignantes dans les états membres. L’économiste Meade (3) ajoute qu’il faudrait pratiquement un seul gouvernement européen doté des pouvoirs les plus larges en termes de politique budgétaire et fiscale. Soixante ans plus tard, nous en sommes encore très loin, on ne peut plus loin, avec Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des finances, qui au contraire, « veut réduire les pouvoirs de la Commission » (4).

La faute originelle revient à Jacques Delors, et au rapport de 1989 qui porte son nom  et dont les recommandations ont été adoptées par le traité de Maastricht signé en 1992. Le rapport et le traité font l’impasse sur le fait que l’union politique doit précéder l’union monétaire (ce qui était d’ailleurs cohérent avec les vues politiques françaises, mais pas, il faut le reconnaître, avec les vues allemandes), sans aucun transfert de compétence des autorités nationales aux autorités de l’union, ni de mécanisme fiscal centralisé pour résoudre les crises financières. L’euro est « une monnaie sans état » a même déclaré un de ses pères. La nouvelle monnaie entre néanmoins dans la dance le 1er janvier 1999 (la Grèce y aura accès trois ans plus tard).

Les autorités européennes ignorent les avertissements de la littérature sur les unions monétaires jusqu’en 2010 où ce qui allait plus ou moins bien finit par se détériorer, et les pays du sud de l’Europe décrochent, en particulier la Grèce, chose qui ne pouvait pas manquer d’arriver, et qui était connue, mais cachée sous un épais tapis : surtout fermons les yeux, les oreilles et la bouche, comme les trois petits singes. Delors dit regretter, puisqu’en 2011 il déclare (5) : « Il faut remédier au vice de construction originel, celui-là même que j'ai toujours combattu. On me qualifie souvent de père de l'euro, mais, moi, je ne suis pas le père de cet euro-là ». Vaut mieux tard que jamais…

Plus tardive encore, la réaction de Romano Prodi, qui a présidé la Commission Européenne de 1999 (année de l’adoption de l’euro) à 2004. La seule chose qui l’a excité un peu (et encore), c’est l’élargissement de l’Union, le traité d’Amsterdam, celui de Nice, et la signature de la superbe Constitution Européenne. Pas un mot sur les problèmes profonds. Ce 25 juillet 2015 (oui, vous avez bien lu) il donne une interview à Rome avec des mots très durs adressés à ceux qui lui ont succédé : « Nous sommes condamnés si l’Europe continue à se résigner à ce qu’elle est devenue … il faut une progression courageuse et déterminée vers le modèle fédéraliste » (6). Pourquoi n’y a-t-il pas pensé durant les cinq ans de sa présidence ?

Le nautonier Tsipras
Dans un article du 20 juillet 2015, Paul Krugman (7) se demande « Comment les choses ont-elles pu tourner si mal? » et répond à sa propre question : « Cela arrive lorsque des politiciens sybarites (‘self-indulging’) ignorent l’arithmétique et les leçons de l’histoire. Non, je ne parle pas des gauchistes grecs ; je parle des hommes et des femmes hautement respectables à Berlin, Paris et Bruxelles qui ont essayé de gérer l’Europe sur base de principes économiques fantaisistes ».

Et continuent de le faire. Misérables européens qui, Germanie en tête, ont précipité la Grèce dans le monde souterrain régi par le dieu Hadès, en utilisant Tsipras comme nautonier à la place de Charon pour faire passer aux âmes mortes le fleuve Achéron. Pauvre Grèce.

(1) Edmond About, La Grèce contemporaine, Hachette, 1858.

(2) Bela Balassa, The Theory of Economic Integration, Homewood, Ill. : Richard D. Irwin, 1961.

(3) James Meade, The balance of payments problems of a European free trade area, The Economic Journal 67, 379-396.

(4) Vincent Georis, Wolfgang Schäuble veut réduire les pouvoirs de la Commission, L’Echo, 31.7.2015.

(5) Jacques Delors, Je ne suis pas le père de cet euro-là, Le Vif, 31 octobre 2011.

(6) Silvia Benedetti, Interview de Romano Prodi. Il faut rétablir l’esprit de solidarité en Europe, L’Echo, 25 juillet 2015.

(7) Paul Krugman, Europe’s impossible dream, The New York Times, July 20, 2015.

Voir aussi l’excellent article d’André Sapir que j’ai largement consulté pour les détails techniques. André Sapir, European integration at the crossroads : A review essay on the 50th anniversary of Bela Balassa’s Theory of Economic Integration, Journal of Economic Literature 49 (2011), 1200-1229.

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