Pierre Pestieau
Je vous parle d'un temps et d’un lieu que les moins de
vingt ans ne peuvent pas connaître. En ce temps-là, Froidchapelle était un
petit village de l’Entre-Sambre-et-Meuse
qui vivait heureux et caché. Chimay était la ville la plus proche mais on ne
s’y aventurait qu’à de rares occasions. C’était déjà l’étranger.
A deux pas de la maison
familiale dans laquelle nos parents ont élevé leurs dix enfants se trouvait un
café nommé la Barrière Torlet en référence à un péage de l’Ancien Régime où la gabelle était perçue. Enfants nous regardions
ce tripot avec méfiance. Plus tard, quand l’Université nous eut déniaisés, nous
y avons amené des amis de
Louvain originaires de plusieurs continents. La tenancière bien-nommée
Georgina, que Ray Charles a si bien chantée, nous accueillait avec
suspicion et sans grandes espérances. Nous n’étions pas de gros consommateurs.
Un jour ma sœur s’y est rendue avec une amie chinoise de Hong Kong. Elle fut
accueillie par Georgina qui s’écria « Encore une Congolaise! ». Et ma sœur de protester en lui expliquant
qu’elle était chinoise et non africaine. Ce à quoi Georgina répondit en
son délicieux patois. « Pour moi c’est du pareil au même. Tous les
étrangers sont des Congolais ». Nous étions au début des années 60. Quelques années plus tard, un de mes frères se
rend chez elle, accompagné de sa fiancée colombienne. Georgina :
« Elle vient du Congo ? ». Mon frère : « Oui, bien
sûr. Son père vit, avec des singes, perché dans un arbre où ils mangent des
bananes ».
Le temps a passé ;
nous nous sommes éparpillés de par la Belgique et le monde. Georgina a dû mourir et a laissé son tripot à un repreneur. Froidchapelle qui nous paraissait si idyllique est
progressivement devenu un village qui a accueilli de nombreux pauvres dans des
habitations initialement prévues pour des vacanciers, dans des lieux aux
consonances poétiques : Le Cul de Cheval, le Bosquet. Dans un classement
récent, la commune s’est trouvée classée avant-dernière pour la qualité de sa gestion. Elle est aussi une des
plus pauvres de Belgique. Seul rayon de lumière : le joueur de football
Daniel Van Buyten, originaire de Froidchapelle, lui a donné un éclairage plus
favorable dès lors qu’il joua
pour le Bayern de Munich et brilla au sein de l’équipe nationale belge.
Les années passèrent
jusqu’à ces dernières semaines où est tombée une nouvelle accablante (3). Dans
ce café rebaptisé Le Milombois, du nom du hameau dans lequel il se
situe, s’est passé un drame. Deux bûcherons
éméchés, qui venaient d’ailleurs, sûrement
des sortes de Congolais, en tout
cas ils n’étaient pas de Froidchapelle, mais de Macon à la frontière belgo-française, se sont vu
refuser l’entrée. Furieux, ils ont
actionné leurs tronçonneuses. Un client qui tentait de s’interposer a eu trois
doigts sectionnés. Froidchapelle est depuis traumatisé par ce nouveau Massacre
à la tronçonneuse. Georgina s’est sûrement retournée dans sa tombe, qui
n’est d’ailleurs pas située loin de là.
Tout fout le camp.
(1) En référence à une action néocolonialistes remontant
à 1964 et connue sous le nom de « Les paras belges sautent sur
Stanleyville ».
(2) Mon regretté frère Joseph consacra un excellent livre
au village : Froidchapelle : un village entre Sambre et Meuse, 1900-1950,
Economica, Paris, 2012
Toujours aussi pertinent et plein d'humour!
RépondreSupprimerMerci Pierre.