jeudi 27 novembre 2014

C’est mon droit

Pierre Pestieau


Il y a de nombreuses années, je voyageais en direction de Madrid
et terminais la collation que la Sabena offrait généreusement. Soudain je reçus dans mon estomac la tablette sur laquelle était posé mon plateau ; le passager devant moi avait décidé que c’était l’heure de la sieste et avait incliné brusquement son siège. Je lui demande poliment, je pense, de réduire l’inclinaison de son siège, ce à quoi il me répond en un anglais aussi approximatif que le mien: « It is my right ». Devant la détermination de cet hidalgo mal embouché, je n’insistai pas mais l’incident m’est resté en travers de la gorge.  Jusqu’au jour où je suis tombé sur un fait divers surprenant.

Au cours d’un vol en provenance de Newark, une dame qui voulait incliner son siège s'est plainte auprès du personnel de bord du passager assis derrière elle. Ce dernier avait en effet fixé sur les deux pieds de sa tablette un appareil appelé « knee defender », qui empêche le passager assis devant soi d'incliner son siège. 

Lorsque l'hôtesse a demandé à l'homme de retirer le mécanisme celui-ci a refusé. Visiblement énervée, la passagère lui a jeté un verre d'eau au visage. Suite à l'incident, le vol a été interrompu et les deux fauteurs de trouble, tous deux âgés de 48 ans, ont été débarqués à Chicago. L'avion est arrivé à Denver avec 1h38 de retard. L'usage du « knee defender » est interdit par toutes les grandes compagnies américaines.

Comme on pouvait s’y attendre les économistes se sont emparés du problème en recourant au Théorème de Coase qui date de 1966 et a valu à son auteur le Prix Nobel. Il est possible de le résumer sous la forme suivante : si les coûts de transaction sont nuls et si les droits de propriété sont bien définis, il existe une solution optimale. En clair, les compagnies d’aviation donnent le droit au passager qui est devant d’incliner son siège ; de la même manière la loi donne la priorité au silence après 10h du soir. Cela n’empêche pas que la personne qui veut que le siège de devant reste droit ou le locataire qui a une folle envie de jouer de la batterie à minuit peut négocier avec la partie « adverse ». Le résultat de cette négociation sera optimal. Il l’aurait été tout autant si au contraire tout passager avait la possibilité d’interdire que le siège de devant soit incliné ou si le locataire batteur pouvait faire autant de bruit qu’il voudrait. Ce qui importe selon Coase c’est qu’un droit soit accordé à l’une ou l’autre partie.

La discussion s’est prolongée pour savoir qui avait vraiment droit à incliner son siège, l’incliné (reclinee) ou l’inclineur (recliner). Pour en avoir le coeur net, il a été fait appel à ce nouveau gadget des économistes, l’économie expérimentale (1).  On a demandé à deux échantillons de personnes de se mettre dans la situation d’un voyageur de classe économique sur un vol de 6h et de dire combien les uns seraient prêts à payer pour empêcher que le siège devant eux ne s’incline et combien les autres paieraient pour avoir la possibilité d’incliner leur siège à loisir. Les premiers iraient jusqu'à $41 alors que les seconds en resteraient à $18.  En revanche, si la possibilité d’incliner son siège n’était plus la règle, les inclinés seraient disposés à offrir $12 pour ne pas être gênés et les inclineurs paieraient $49 pour avoir le privilège d’incliner leur siège. On a fait alors appel à la psychologie pour expliquer que cette incohérence n’en était pas une. Mais nous en resterons là. Je n’ai guère d’inclinaison pour ces expériences.

 (1) Cet article de Slate porte le nom évocateur en anglais de « The economics of reclining » alors qu’en français « L’économie de l’inclinaison » sonne balourd.

1 commentaire:

  1. Bonjour Victor,
    Excellent, comme d'habitude.
    Et bien, moi, en vertu de mon syndrome de "Parkinson", je peux lui filer des coups de genoux violents tout au long du voyage (et de préférence, dans les reins).
    Et s'il manifeste la moindre contrariété, je pourrai l'insulter à loisir, en vertu de mon droit de subir – à mon corps défendant – le syndrome de "Gilles de la Tourette" et je peux assurer que le vocabulaire est riche, choisi et varié.
    C'est mon droit …
    Amitiés
    Pierre

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