mercredi 15 octobre 2014

Contradictions ordinaires


Pierre Pestieau

Chacun d’entre nous a vécu, sous une forme ou l’autre, la petite scène que je vais décrire. Je me promenais récemment avec une personne par ailleurs fort urbaine; elle me disait son irritation devant les dépenses excessives de l’Etat belge et des différents pouvoirs subalternes. Elle se plaignait de l’endettement de Charleroi, ville dans laquelle nous déambulions. A un certain moment, je l’interroge à la vue d’un énorme chantier en plein cœur de la ville. Et là, le ton change, elle m’explique que l’on va y construire un musée unique en Europe, je pense qu’il s’agit d’un musée consacré à la photographie mais ce pourrait être aussi bien aux aquarelles ou aux marines. Avec enthousiasme, elle m’explique que ce musée va contribuer au renouveau de Charleroi et à son rayonnement culturel dans le monde. Rabat joie de naissance et de métier, je lui pose les inévitables questions qui gâchent tout: qui va payer et combien cela va coûter? Après une réponse du genre “Quand on aime on ne compte pas », mon compagnon de promenade a bien dû admettre que la ville et la communauté française seraient les principaux payeurs et que cette construction n’arrangerait pas nos finances publiques. Dès cet aveu extorqué, il n’a de cesse de me donner mille raisons pour lesquelles ce musée est essentiel pour la ville, pour la région.
En ces temps de disette budgétaire, ce type de contradiction apparaît souvent et sous des formes différentes. Il y a d’abord le fameux  NIMBY  (Not In My Backyard, Pas Dans Mon Jardin), selon lequel on juge utiles certaines initiatives mais à la condition que l’on ne doive pas en souffrir. Il y a la question des droits acquis : oui à la réforme de retraites, mais il ne faut pas toucher à la mienne. La réforme territoriale en France fait l’unanimité aussi longtemps qu’elle n’est pas spécifique. Dès que l’on touche au moindre pré carré d’un élu influent ou d’une association puissante, c’est le blocage.

Dans ces situations différentes, il y a un point commun, la difficulté de transcender ses intérêts particuliers pour réaliser un projet collectif. C’est une attitude on ne peut plus humaine ; certains diront inévitable mais tout à la fois il y a des pays et des moments de l’histoire où les individus dépassent leurs préoccupations égoïstes, acceptent une perte temporaire de bien-être parce qu’ils se savent gagnants dans le long terme. Il semblerait que cette attitude, qui n’a rien d’altruiste mais qui est simplement rationnelle, se retrouve plus fréquemment dans certains pays que dans d’autres. Elle réclame une certaine confiance dans la chose publique. La France et dans une moindre mesure la Belgique seraient au contraire des sociétés de défiance pour reprendre le titre d’un ouvrage dense paru il y a quelques années (1).

(1) Yann Algan et Pierre Cahuc,  La société de défiance. Comment le modèle social français s'autodétruit, Coll. Cepremap, éditions rue d'Ulm, 2007.


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