jeudi 21 août 2014

A propos des propos attribués à Thomas Piketty (ter)


Victor Ginsburgh (*)

Je suis un de ceux qui ne sont pas arrivés plus loin que la page 26 de l’ouvrage de Piketty. Je dirais même mieux, je n’ai pas ouvert le livre, donc je suis arrivé à la page zéro et l’ai classé dans le rayon grossissant des livres non lus et que je ne lirai probablement jamais.

Pourquoi, me direz-vous, l’ai-je acheté ? Pour céder à la mode et faire comme tout le monde ? Parce que je suis optimiste et que je crois que reviendra, un jour, le temps des cerises ? Rien de tout cela. Je me le suis vu offrir, en espérant que celui qui me l’a offert ne lira pas ce que j’écris. Et aussi parce qu’il suffisait de lire un des milliers de résumés en deux pages tels que celui de Kristof dont vient de parler Pierre.

Voici tout de même quelques impressions qui ne contredisent sans doute guère ce que dit Piketty, mais qui tempèrent un peu l’enthousiasme que les Krugman et Stiglitz de ce monde ont développé pour l’ouvrage.

Sans pousser leur enthousiasme aussi loin, il faut reconnaître que Piketty a mis une question très intéressante sur le tapis, contrairement à beaucoup d’économistes qui sont plutôt excités par le « comment gagner encore plus en jouant mieux à acheter et vendre des titres ».

Mais on peut se poser la question du pourquoi la hausse de l’inégalité des revenus ou de la fortune est une mauvaise chose. Elle me rappelle les années Reagan et la fameuse courbe de l’économiste Laffer basée sur le fait qu’on en connaît deux points : en l’absence d’impôts, les recettes fiscaux sont nulles (point t0 sur l’axe horizontal et T = 0 sur l’axe vertical du
Courbe de Laffer
graphique)
; par contre si le taux d’impôts est de 100% (Tmax = 100), il n’y aura plus de recettes fiscales (T = 0), parce que toute activité économique aura cessé (point tmax dans le même graphique). Il doit donc exister un taux d’imposition intermédiaire t* qui est le meilleur possible au sens où il rend T maximum. Mais disaient en chœur Laffer, Reagan et la droite de l’époque, nous avons dépassé ce point t* et sommes déjà en t3, donc augmenter le taux de taxation ne peut que réduire la manne fiscale tandis qu’en diminuant le taux d’imposition, nous collecterons plus d’impôts. Cette courbe a fait l’objet de nombreuses critiques, parce que personne n’en connaît l’allure qui n’est sans doute pas aussi simple que celle représentée sur le graphique. L’idée n’est néanmoins pas complètement farfelue ; ce qui l’était c’est la localisation du point où les Républicains disaient que les Etats-Unis se trouvaient.

Il existe peut-être une courbe du même style représentée dans un diagramme comparable à celui de la courbe de Laffer (pour fixer les idées, appelons-la « courbe de Piketty ») qui représente les revenus futurs (ou le PIB des 30 prochaines années) sur l’axe vertical en fonction de l’inégalité sur l’axe horizontal. Trop peu d’inégalité est mauvais pour le futur, parce il n’y a plus assez de capitalistes qui ont les moyens d’investir dans des activités productives (je reviendrai sur ce point), donc cela finira par aller mal ; trop d’inégalité l’est aussi, parce que le nombre de pauvres augmente ce qui est moralement indésirable et réduit aussi l’activité. Les commentaires sur le livre de Piketty semblent suggérer que nous avons aussi dépassé le point idéal de l’inégalité, et nous courons donc vers un accroissement du nombre de pauvres et une société peu éthique.

Mais comme dans le cas de la courbe de Laffer, personne ne sait où nous nous trouvons sur la courbe de Piketty. Peut-être faudrait-il laisser l’inégalité croître encore un peu pour que nos économies redémarrent d’ici quelques années et nous assurent à tous des revenus supérieurs à ceux d’aujourd’hui ; à moins que ce ne soit l’inverse. Mais il y a un mais sur lequel j’avais dit que je reviendrais.

En effet, si l’inégalité qui est créée rend plus riches ceux qui le sont déjà, et que ces derniers investissent dans la création de nouvelles entreprises, voire achètent des yachts et font fonctionner les chantiers navals, pourquoi pas. Par contre s’ils s’amusent à jouer au yoyo sur les marchés financiers et remplissent les poches des traders qui jouent aussi au yoyo, en achetant et en revendant au bon moment, alors rien n’est gagné. Et on ne sait pas trop ce qui dans la fortune des riches ou dans l’augmentation de celle-ci est placé sur les marché financiers dans l’espoir de réaliser des gains rapides, ou est placé pour créer des emplois.

Autrement dit, il ne faut pas liquider tous les capitalistes dans la lutte finale, mais seulement les « mauvais ». Ah ! mais les mauvais se cachent bien…

Il y a ensuite le fait que plusieurs chercheurs, dont on a beaucoup moins parlé, ont montré que même si, pays par pays, la distribution de la richesse est devenue plus inégalitaire, il n’en va pas de même dans le monde vu de façon globale. La proportion de la population mondiale des plus pauvres (un $ ou moins par jour) est passée de 26,8% en 1970 à 5,4% en 2006 (1). Les taux de croissance importants qu’ont connu la Chine, l’Indonésie et l’Inde (et sans doute d’autres pays tels que la Russie, le Brésil et certains membres récents de l’Union Européenne) semblent avoir réduit l’inégalité dans le monde entre 1988 et 2008 (2), (3).

Il faut ajouter que l’immigration des pays pauvres vers les pays riches a également permis aux immigrants d’être mieux lotis qu’ils ne l’étaient chez eux, tout en provoquant sans doute une légère baisse des salaires des nationaux.

Ce qui n’empêche que dans les études sur le « bonheur » qui valent ce qu’elles valent, on montre souvent que ce qui est important c’est la richesse de nos voisins et de ce qui se passe dans notre voisinage. S’ils ne sont pas beaucoup plus fortunés que nous le sommes, tout va bien. Plus d’égalité en Chine et en Inde ne devrait donc pas nous faire oublier l’inégalité qui règne chez nous et la lutte (toujours finale) nous impose de la dénoncer. Mais rien ne dit que sur le plan économique, nous ayons raison.

Puis il y a aussi des phénomènes sociologiques nouveaux qui peuvent influencer la distribution des revenus et qui n’ont pas grand-chose à voir avec les « capitalistes à liquider ». Le nombre de divorces et de séparations augmente sans cesse. En 2012, la France a connu 128.000 divorces (pour 246.000 mariages), donc 256.000 individus qui se sont très probablement appauvris (4), (5) — mais sont peut-être plus heureux. Il y a beaucoup de jeunes au chômage, mais il y en a beaucoup aussi qui continuent à vivre chez leurs parents et cet avantage n’est probablement pas repris dans leurs revenus. Ils ne sont pas nécessairement pauvres, mais ce n’est pas pour cela qu’ils sont heureux.

Donc beaucoup d’inconnues et d’incertitudes. Une chose est certaine. C’est que si les sociétés d’auteurs lui paient ses droits d’auteur, Thomas Piketty augmentera l’écart de la richesse entre économistes riches et pauvres. Il fera plutôt partie du premier groupe, et moi du second, même si la valeur de ma maison a insolemment augmenté depuis que je l’ai achetée – ce qui ne me rend pas nécessairement plus riche (6).

(*) Merci à EA qui ne veut être ni remercié ni cité. Il m’a, avec raison, fait changer du tout au tout une version précédente de ce blog.
 (1) Xavier Sala-i-Martin and Maxim Pinkovskiy, Parametric estimations of the world distribution of incomes, VoxEU, January 22, 2010, http://www.voxeu.org/article/parametric-estimations-world-distribution-income
(2) Christoph Lankner et Branko Milanovic, Global income distribution from the fall of the Berlin Wall to the Great Recession, World Bank Policy Research Paper WPS6719, December 2013. Pour un résumé, voir VoxEU, 24May 2014, http://www.voxeu.org/article/global-income-distribution-1988. Les auteurs se livrent à une analyse qui consiste à agréger les mesures traditionnelles d’inégalité (en fait les coefficients de Gini) dans les divers pays et à dégager des courbes de Gini (encore une courbe !) pour le monde. Pas facile à faire.
(3) Il n’en reste pas moins que l’inégalité a augmenté en Afrique sub-saharienne, et notamment au Nigéria, le pays le plus peuplé du continent (170 millions d’habitants).
(6) Voir Odran Bonnet, Pierre-Henri Bono, Guillaume Chapelle et Etienne Wasmer, Le capital logement contribue-t-il aux inégalités ? Sciences Po. LIEPP WP no. 25, Avril 2014,


2 commentaires:

  1. Salut Victor,

    Je suis déçu que tu n’aies pas suivi le conseil du Figaro:
« ce serait une erreur de refermer l’ouvrage avant de l’avoir lu » mais 1000 pages même s’il y a de jolis dessins de cloches dedans c’est un peu beaucoup pour constater que l’argent appelle l’argent.
    Je ne crois pas que nous puissions faire quoi que ce soit (ou si peu) vis à vis des inégalités dans le modèle politico-économique actuelle.

    Et si nous envisagions une économie à masse monétaire constante (corrélée au nombre d’individus quand même), sans banques et donc sans intérêt. 

    Un monde ou la vrai richesse ne serait pas comptabilisée en monnaie scripturale virtuelle mais en quantité de bonheur réel dispensé autour de soi. 

    Une économie ou la seule croissance qui compterait serait l’épanouissement des individus.
Et enfin une politique qui soit réellement citoyenne.

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  2. J'ai des livres comme ça moi aussi. Mais cette fois, c'est moi qui les achète. Je pense au début que j'en aurai beaucoup besoin, mais au final, je ne les lis même pas. A propos de l'inégalité des revenus, cela me rappelle l'histoire des miniers d'Angleterre. Ce n'est pas l'argent qui compte, si l'on augmente les plus faibles revenus, il y aura une grande inflation et les plus gros revenus augmenteront aussi.

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