mardi 15 avril 2014

Trink et tais-toi me dit Rabelais


Victor Ginsburgh
Le voilà

Un violon alto construit par le grand luthier Stradivarius (1644-1737) sera mis en vente chez Sotheby’s dans les prochaines semaines, avec le prix de réserve de $45 millions. La technique de vente est inhabituelle, puisqu’il s’agit d’une enchère sous pli fermé dont le vainqueur sera le plus offrant et pas d’une vente aux enchères habituelle. On annoncera celui qui a  remporté le prix (c’est la cas de le dire) le 25 juin.

La dernière transaction date de 1964, où le Macdonald  s’est venu à $81.000, soit $613.000 aujourd’hui si on tient compte de l’inflation. $45 millions 73 fois plus.

C’est aussi l’occasion où jamais de vous rappeler ce que je racontais dans mon blog du 20 janvier 2012 au sujet d’une expérience dans laquelle l’expérimentateur cherchait à comparer six violons : deux Stradivarius et un Guarnerius del Gesu et trois instruments contemporains (1). 

« 21 violonistes âgés de 20 à 65 ans, qui jouent depuis 15 ans au moins (certains depuis 61 ans) ont été amenés à tester [les] six instruments. Chaque violoniste a joué sur les six instruments, par paires de deux (un ancien et un contemporain) et a répondu à trois questions : quel est l’instrument qu’il préférerait avoir chez lui, quel est le meilleur, et quel est le plus médiocre. Les conditions étaient telles que les violonistes ne pouvaient pas identifier l’instrument utilisé, si ce n’est par ses qualités musicales. Voici ce que le test a donné. L’un des deux Stradivarius a systématiquement été choisi moins souvent que n’importe lequel des trois instruments modernes qui faisaient partie de la paire. Dans les autres essais par paires (celles dans lesquelles ce Stradivarius n’apparaissait pas), le violon ancien a été choisi aussi souvent que le contemporain, mais l’un des trois instruments contemporains a été choisi comme étant le meilleur plus souvent que les autres, qu’ils soient anciens ou modernes. Huit violonistes sur 21 seulement on choisi un instrument ancien comme étant celui qu’ils aimeraient ramener chez eux. »

On a récemment reproché aux expérimentateurs d’avoir choisi des musiciens de niveau insuffisant. Ils ont recommencé leur expérience avec dix virtuoses renommés (2). Chacun d’eux a pu évaluer 12 instruments (5 Stradivarius, 1 autre violon ancien et 6 violons modernes). Ils ont joué pendant 75 minutes dans deux conditions : une salle de répétition et une salle de concerts. Les conditions d’incognito des violons ont été respectées le mieux possible. On a demandé à chaque musicien de désigner l’instrument qu’il choisirait d’emporter dans sa prochaine tournée.

Six sur le 10 ont choisi un instrument moderne et 4 autres un Stradivarius.

Alors, payer $45 millions pour cet alto, qui de surcroît porte le malheureux nom de Macdonald (un de ses propriétaires du début du 19ième siècle) c’est pas bon marché. Mais que dire alors des Joueurs de Cartes de Cézanne (au moins $250 millions en 2011), des Trois études de Lucian Freud de Francis Bacon ($142 millions en 2013), d’un des deux exemplaires du Cri,  un pastel (!) de Munch (120 millions en 2012).

Mais au moins, les Strads, les Cézanne, Bacon, Munch et autres ne se boivent pas.  Que dire d’une bouteille du Domaine de la Romanée Conti Grand Cru à $56.000, que je ne parviendrais sans doute pas à distinguer d’un Beaujolais Nouveau de 2013, en citant tous les parfums de l’un et de l’autre.

Trink et tais-toi me dit Rabelais du haut de son Cinquième Livre.


 (1) Fritz, C., J. Curtin, J. Poitevineau, P. Morrel-Samuels, and F-C. Tao (2012), Player preferences among new and old violins, Proceedings of the National Academy of Sciences (USA) www.pnas.org/cgi/doi/10.1073/pnas.1114999109

(2) Nathaniel Herzberg, Le Stradivarius détrôné par les violons modernes Le Monde, 10 avril 2014. Voir http://www.lemonde.fr/culture/article/2014/04/10/le-stradivarius-detrone-par-les-violons-modernes_4398681_3246.html

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