vendredi 26 avril 2013

La Bibliothèque des Refusés

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Victor Ginsburgh

A Jean G. et Philippe M

Le Journal of Economic Theory est une revue que les économistes connaissent bien. Les articles qui y sont publiés dissimulent sous des pages de symbolique mathématique (qui épuise les lecteurs aussi bien que les alphabets latin, grec et hébreu) tous les conseils qui permettraient de résoudre la crise que nous traversons. La seule raison pour laquelle la crise est toujours présente est que peu de politiciens sont capables de lire ne fût-ce qu’un seul des trois alphabets.

Philippe M. et moi y avions soumis, il y a quelques années, un article qui suggérait que pour éviter les cycles économiques il suffisait d’organiser des élections en tirant chaque premier janvier une boule dans une urne. Si la boule était blanche, il n’y avait pas d’élection cette année-là ; si elle sortait noire, on se précipitait dans les isoloirs, toute démocratie gardée. La proportion de boules noires était, si je me souviens bien, égale au taux d’actualisation social (1). L’article s’est fait rejeter par la revue pour « manque de réalisme économique » (2).

Il faut savoir que l’abréviation qu’utilisent les économistes pour dénommer le  Journal of Economic Theory est JET, ses initiales. Ce qui, en nous adjoignant Jean G. ancien éditeur associé de JET, nous a donné l’idée de créer une nouvelle revue, dont les initiales seraient REJET.

Notre manque de sérieux nous a empêchés de mener le projet à terme. Mais ce que nous ne savions pas à l’époque c’est qu’il existait, et ce bien plus que dans l’esprit fertile et imaginatif de l’écrivain espagnol Enrique Vila-Matas (3), une bibliothèque

« qui présente la particularité de pouvoir être visitée à tout moment : la Brautigan Library (4), sise à Burlington, Etats-Unis. Elle porte ce nom en hommage à Richard Brautigan, écrivain underground nord-américain, auteur d’œuvres telles que L’avortement, Willard et ses trophées de jeu de bowling et La pêche à la truite en Amérique.

« La Brautigan Library est exclusivement constituée de manuscrits refusés par les éditeurs auxquels ils furent proposés et, partant, jamais publiés. Cette bibliothèque ne rassemble que des livres avortés. Ceux qui détiendraient des manuscrits de cette espèce et désireraient les céder à la Bibliothèque des Refusés qu’est la Brautigan Library n’ont qu’à les expédier au village de Burlington, Vermont, Etats-Unis. Je sais de source sûre—encore que l’on ne s’occupe là-bas que de sources taries—qu’aucun manuscrit n’est renvoyé ; bien au contraire, il y sont soignés et exhibés avec un plaisir et un respect sans réserve ».

Voilà. Nous avons loupé notre projet REJET, mais nous savons maintenant que faire de tous nos autres manuscrits. Et ce que montre Pierre Pestieau dans l’article qui suit, c’est que les économistes (et pas mal d’autres aussi d’ailleurs) devraient immédiatement envoyer leur manuscrit à la Brautigan Library. Ils feraient beaucoup moins de dégâts.  

(1) Le taux d’actualisation social est le taux que l’on devrait utiliser pour guider les choix parmi les investissements futurs. Il est utilisé dans ce qui s’appelle l’analyse coûts-bénéfices. Cette notion semble ne pas exister en Français, ce qui n’est pas très étonnant quand on voit comment les décisions sont prises en Belgique et en France. Je suis dès lors obligé, pour autant que vous vouliez plus de détails sur la question, de vous renvoyer à l’article de Wikipedia en anglais :
 (2) L’article a tout de même été publié en 1982 dans Economics Letters sous le titre « Democracy and dynamic welfare optima », mais je dois reconnaître que la recette n’a pas eu beaucoup de succès.
(3) Enrique Vila-Matas, Bartelby et Compagnie, Paris : Christian Bourgois, 2002, pp. 53-54.

Erreur ou errance économique

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Pierre Pestieau

Je viens d’arriver à Washington.  Il est intéressant de voir que des deux côtés de l’Atlantique la même nouvelle peut être interprétée différemment. De quoi s’agit-il ? D’un article intitulé "Croissance en période de dette" (1).  Cet article publié en 2010 par deux économistes de Harvard, Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, s'appuye sur des données collectées entre 1946 et 2009 sur un large échantillon de pays et démontre que la croissance s'est révélée sensiblement inférieure dans les pays dont la dette publique dépassait 90 % du PIB. Ce résultat a été largement utilisé par les avocats de l’austérité, mais vient d’être partiellement remis en cause par trois économistes de l’Université d’Amherst (2) qui ont repéré quelques fautes de méthodologie, notamment une erreur dans un programme écrit en Excel, et un échantillon dans lequel certains pays, dont la Belgique, étaient exclus. En corrigeant ces fautes et en intégrant les pays « oubliés » par Reinhart et Rogoff, les trois économistes d’Amherst obtiennent des résultats moins accablants pour les pays endettés.

Aux Etats Unis, la nouvelle a été accueillie sans grande passion, même si elle a fait la une de certains quotidiens et des critiques féroces de Paul Krugman dans le New York Times. En France, l’accueil a été beaucoup plus idéologique. Ainsi le Monde du 17 avril note qu’une « erreur dans une étude sur l’austérité dégomme les idées reçues. La nouvelle a de quoi redonner le sourire aux Indignés ».

Cette anecdote soulève une série de questions intéressantes : (i) Ce type d’erreur est-il fréquent ? (ii) Les deux économistes d’Harvard ont-ils sciemment commis ces erreurs ? (iii) Ces erreurs remettent-elles en cause le message des avocats de l’austérité ?

Il y a une  trentaine d’années, Martin Feldstein, un autre économiste de Harvard, avait écrit un article visant à montrer que les retraites payées par l’Etat (répartition) avaient un effet négatif sur l’épargne et dès lors sur la croissance. Feldstein utilisait un large échantillon de pays. Cependant, en ajoutant quelques pays qu’il avait décidé d’éliminer, on obtenait des résultats moins défavorables aux systèmes par répartition. Avait-il opté pour une sélection de pays qui lui donnerait les résultats souhaités ? Je ne le crois pas mais cela l’arrangeait. Le problème est ailleurs ; il est sans doute dans le désir utopique de vouloir expliquer le comportement des épargnants par une simple équation macroéconomique. Le raisonnement économique de Feldstein était bien plus convaincant qu’une équation économétrique pour conclure qu’une retraite par répartition avait des effets négatifs sur l’épargne.

Comme Feldstein, Reinhart et Rogoff devaient sans doute être satisfaits du résultat de leur étude; elle donnait un vernis de confirmation à une conviction par ailleurs légitime. Je ne crois pas qu’il y ait eu fraude au sens littéral du terme. Disons simplement qu’ils se sont arrêtés de (mal) calculer dès que les résultats leur convenaient. L’erreur est de trop croire en la capacité explicative des modèles macroéconomiques. On notera en passant que les économistes d’Amherst qui ont repéré l’« erreur » viennent d’une institution, une des seules, connue pour ses idées de gauche (on dirait radicales aux Etats Unis).

Le commissaire européen pour les affaires économiques et monétaires Olli Rehn évoquait une « recherche sérieuse » et a marché dans le coup comme un seul homme, ce qui montre qu’il est risqué de la part des responsables d’appuyer des recommandations de politique économique basées sur une seule étude. Or ce n’est pas parce qu’une  étude est remise en cause qu’un raisonnement perd de sa validité.
Il me semble assez sensé de pousser les nations surendettées à pratiquer une certaine austérité. Je ferais pourtant une objection et une remarque à cette recommandation. L’objection est qu’il vaudrait mieux attendre une embellie conjoncturelle pour pratiquer le désendettement. En ces temps de récession, l’économie a besoin d’un certain soutien de la demande. La remarque concerne la notion d’endettement d’une nation qui ne devrait pas se borner à la seule dette publique, auquel s’est limité le débat dont il est question ici. Un système de retraite par répartition peut constituer à lui seul une charge pour les générations futures plus lourde que la dette publique même si celle-ci dépasse 90%.

(1) Reinhart, C. M. and K.S. Rogoff (2010), Growth in a Time of Debt, American Economic Review: Papers & Proceedings 100.
(2) Herndon, T., M. Ash and R. Pollin (2013), Does High Public Debt Consistently Stifle Economic Growth? A Critique of Reinhart and Rogoff,

jeudi 18 avril 2013

Sans issue

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Pierre Pestieau

Depuis plusieurs années et, en particulier depuis le début de la crise, les discours sur les remèdes à y apporter sont d’une affligeante banalité. On assiste à un jeu de rôles stérile. Trois camps s’opposent même si certaines alliances se font, tout en étant passagères. Il y a d’abord les partisans de l’anti (ou alter) mondialisation qui voudraient un retour aux frontières de leurs grands parents et aux politiques nationales de protection ; en clair, un rejet de l’Europe et de l’euro. Il y a ensuite ceux qui pensent que l’avenir est dans une Union européenne renforcée  avec des accords et des institutions qui permettent  d’éviter les comportements individualistes et désordonnés que l’on observe aujourd’hui. Il y a enfin ceux qui voient dans le marché la source de tous les maux et voudraient le réguler beaucoup plus que ne le font les Etats européens.

Le (seul) avantage de ces positions tranchées est qu’elles donnent lieu à des joutes oratoires qui font le bonheur des organisateurs de débats. Dans des émissions télévisées comme Mise au point, C’est en l’air ou Ce soir ou jamais, on retrouve souvent les mêmes avocats de ces trois camps. L’inconvénient est que chacune des positions défendues est sans issue pour des raisons différentes.

Le retour au protectionnisme n’est pas viable surtout s’il est pratiqué à l’échelon de la nation. On pourrait certes défendre un certain protectionnisme au niveau de l’Union Européenne pour répondre à celui que pratiquent les autres blocs, les Etats Unis ou les BRICs (Brésil, Russie, Inde, Chine).

L’idée d’une coopération européenne qui dépasserait les égoïsmes nationaux est utopique. Certains économistes pensent qu’en ces temps de crise, il faudrait faire une pause dans l’austérité et procéder à une relance de la demande coordonnée par l’Europe. Cette solution ne me paraît pas réaliste. Nous vivons plus que jamais dans un monde ou les intérêts nationaux transcendent les idéaux européens des pères fondateurs.

Enfin, il y a le rejet du marché. Il ne fait pas de doute que le marché tout-puissant conduit à des dérives, dont les plus immédiates sont les crises financières et budgétaires dont nous souffrons. Il faudrait le réguler mais qui peut le faire? Le régulateur naturel, l’Etat, est devenu progressivement impuissant ; il a perdu de sa crédibilité pour des raisons diverses. Il y a ceux que cela arrange. Il y a les défenseurs traditionnels d’un Etat régulateur, mais ils sont divisés sur la marche à suivre. Il y a enfin cette Europe qui en limite les marges de manœuvre.

Pour conclure ce billet qui ne respire pas l’optimisme, on ne peut s’empêcher de songer à la montée de l’extrême droite et surtout à la banalisation de ses idées dans l’opinion.

En survolant la Mésopotamie

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Victor Ginsburgh

Au-dessus de moi, le ciel est bleu, en dessous, « il » est plombé par des nuages et plus bas encore, invisible, la Mésopotamie, entre le Tigre et l’Euphrate. Un peu au nord-est, la Perse, Tabriz, le lac de Van. Au nord-ouest, Trébizonde, celle dont le poète Fernand Imhauser (1928-1968) qui ne voulait écrire qu’en alexandrins, chantait la beauté de femmes.

Tous ceux dont on nous rabâche les oreilles qu’ils sont nos ennemis : l’Irak, l’Iran, la Turquie que nous n’avons pas crue digne de rejoindre l’Union Européenne. Vive les pères de l’Europe, « une, grande et libre » comme disait de l’Espagne le général franquiste Millan Astray dans son « discours » de Salamanque, en 1936.

Alexandre le Grand avait fait bien mieux que tous nos Alexandre locaux. Il avait uni la Grèce—encore une pays auquel nous n’osons pas penser (1)—à l’Orient jusqu’à l’Hindus et à l’Afrique du Nord, y compris l’Egypte—l’horrible pays où règne l’incompétent (mais probablement pas méchant) Morsi.

Alexandre, c’était autre chose qu’Alexandre Giscard qui se dit d’Estaing, Alexandre Barroso qui se dit du Portugal et Alexandre Draghi qui se dit de la Banque Centrale Européenne, alors qu’il est de la Banque Goldman Sachs. Sans parler d’Alexandre le Belge qui se dit fils de Decroo et nous a valu 541 jours sans gouvernement.

Mais avec beaucoup de perspicacité et de raison, Alexandre le Grand avait évité ce piège à c… qu’était sans doute alors mais qu’est en tout cas devenue l’Europe, qui vient de créer une fois de plus une pagaille incroyable avec Chypre, un pour mille du PIB européen. La Californie, 13 pour cent du PIB américain, tombée en faillite, n’a pas fait la moindre vague dans la mer Egée.

Comme nous le savons, le danger ne venait pas d’Irak, il ne vient pas plus d’Iran, qui n’a commencé aucune guerre depuis bien longtemps, ni d’Egypte. Il ne vient pas non plus de Grèce, ni de Chypre qui sont bien trop petits. Il vient de nous, de ceux que nous avons élus (ce qui n’est évidemment pas le cas des eurocrates qui nous « dirigent ») et des innommables banquiers que nous ne parvenons pas à maîtriser. Jusqu’ici, on disait que les banques étaient « too big to fail ». Elles sont aussi devenues « too big to jail » (2).

Baudelaire a écrit « que le monde est grand à la clarté des lampes ». Encore nous faudrait-il des lampes. Baudelaire, toujours,

« Le monde, monotone et petit, aujourd'hui,

Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image:

Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui! »

Sic transit gloria Europae.

 (1) Et qui est forcé de « privatiser » en vendant les propriétés de la République, et notamment ses ambassades à l’étranger. Voir The Guardian, April 5, 2013.
(2) Andrew Sorkin, Realities Behind Prosecuting Big Banks, The New York Times, March 11, 2013.