mercredi 20 mars 2013

Contes animaliers

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Victor Ginsburgh

Quand j’étais enfant, je lisais des contes d’animaux, qui en Allemand, portaient le bien joli nom de Tiermärchen. Et les contes l’étaient aussi, je veux dire, jolis. Les temps ont bien changé pour les animaux, à propos desquels je viens de lire trois informations surprenantes.

Une étude portant sur une espèce d’hirondelle (cliff swallows) durant trente années montre que le nombre de celles écrasées sur les routes du Nebraska a diminué de 80 pourcent, alors que la population a doublé durant la même période. Les biologistes qui ont observé ce phénomène se sont aperçus que les ailes de celles qui survivaient avaient diminué de quelques millimètres, ce qui leur permettait de décoller et tourner plus rapidement, évitant ainsi les véhicules (qui pourtant roulent bien moins vite aux Etats-Unis que chez nous). Mais que par contre les hirondelles mortes sur les routes avaient, en moyenne, des ailes plus longues de 4 mm, ce qui leur donnait moins d’aisance. Les biologistes en charge de l’étude en ont conclu que l’environnement urbain « incitait » les oiseaux à répondre à des menaces locales et permettait à ceux qui évoluaient « dans le bon sens » de survivre mieux, ce que prévoyait déjà la théorie darwinienne. La surprise ici, c’est que l’évolution puisse se faire en un temps aussi court (1).

Au Japon, les coqs chantent « ko-ke-koh-koh ». En anglais c’est « cock-a-doodle-doo » et comme nous le savons tous, chez nous c’est « cocorico ». Que se passe-t-il si l’on déménage un coq d’Angleterre au Japon ? Va-t-il changer de nationalité et s’époumoner en japonais ou continuer, comme tout bon patriote britannique, à chanter en anglais ? Jusqu’ici, on ne savait pas trop si le coq chantait parce qu’il voit l’aube arriver, ou parce qu’il a une horloge interne. Des chercheurs japonais ont enfermé un groupe de coqs dans une chambre insonorisée dans laquelle on pouvait régler la luminosité. L’expérience a consisté à laisser ces charmantes bêtes dans la lumière pendant 12 heures et dans l’obscurité pendant 12 heures d’une part, et dans la lumière pendant 24 heures, de l’autre. Dans cette deuxième expérience, on a constaté que les coqs se réveillaient, comme les autres, à l’aube japonaise, en dépit du fait qu’ils étaient exposés à la lumière pendant 24 heures. C’est donc leur horloge interne qui fonctionnait, mais le conte ne dit pas si la langue dans laquelle ils se sont mis à chanter a changé (2).

Des petites communautés unicellulaires très actives habitent à 11 Km sous le niveau de la mer, dans la fosse des Mariannes (Pacifique Nord). Ces « bestioles » survivent à une température de près de zéro degré, et sont soumises à une pression atmosphérique de mille fois celle que nous subissons sur ce qui reste de la terre, près de 8 tonnes par pouce carré (6, 5 cm carrés) (3). 

On pourrait peut-être envisager d’y envoyer les grands banquiers de ce monde, et pas seulement ceux de Chypre. Stephen Hester de la Royal Bank of Scotland est un bon exemple. Il vient de recevoir un bonus de £ 700.000 pour la bonne gestion de sa banque qui a perdu £ 5 milliards en 2012 (4).

£ 700.000 devrait être suffisant pour qu’il puisse s’acheter un sous-marin et tenir définitivement compagnie, accompagné de ses nombreux congénères, aux unicellulaires qui s’ébrouent à 11 Km de fond. Et mettre sous pression ses arrogants collègues banquiers, non ?

(1) The Australian, 19 mars 2013, p. 4.
(2) The Australian, 19 mars 2013, p. 11.
(3) The Australian, 19 mars 2013, p. 3.
(4) The Guardian, 7 mars 2013. Voir http://www.guardian.co.uk/business/stephen-hester

Les mal aimés

1 commentaire:

Pierre Pestieau

Les droits de succession représentent un impôt qui est sans nul doute un bon impôt, et pourtant il subit des attaques de toutes parts, attaques qui pourraient, à terme, conduire à sa disparition.

Il n’est jamais agréable de payer un impôt et nul n’en disconvient. Mais dans la mesure où l’Etat a des besoins indiscutables, il importe de trouver le meilleur moyen de les financer. C’est ce qu’étudie la théorie de la taxation optimale, dont l’esprit est de dégager une structure fiscale, un ensemble de taxes qui permettent de financer des dépenses publiques données, en maintenant un équilibre entre les impératifs de redistribution et la nécessité de ne pas décourager l’activité économique.

Or les droits de succession ont le double avantage d’être équitables et de ne pas trop affecter l’épargne et l’investissement. Si vraiment les parents veulent transférer des ressources à leurs enfants, ils peuvent le faire de leur vivant, auquel cas ils seront exposés à une très faible fiscalité. Ils le font d’ailleurs sous forme de dépenses d’éducation et de donations entre vifs. Au terme de leur vie, le patrimoine qu’ils ont gardé et qui sera soumis aux droits de succession obéit beaucoup plus à des soucis de précaution qu’à une véritable volonté d’aider la génération suivante. De ce fait, l’existence des  droits de succession n’a qu’une infime incidence sur le montant de cette épargne. On qualifie parfois ces legs d’accidentels ou de non planifiés : l’épargne qui les constitue n’avait pas pour objectif premier d’aider les enfants mais de venir en aide à l’épargnant en cas de vie longue ou de dépendance coûteuse. Ces legs n’apparaissent que si le parent échappe à la dépendance ou autre chocs de santé ou s’il vit une vie relativement courte.

Mais alors pourquoi ce bel impôt est-il si impopulaire? Deux raisons majeures. D’abord, il y a ce qu’on pourrait appeler les lobbys des nantis qui font une campagne inlassable contre toute taxation du capital et du patrimoine avec une remarquable mauvaise foi. Un exemple canonique : une petite PME dont le père fondateur meurt ; ses héritiers sont obligés de vendre, voire de mettre fin à l’entreprise familiale pour payer des droits de succession « exorbitants ». A cela on répondra que ces cas sont rares, qu’en ligne directe, les taux ne sont pas élevés et que si l’entreprise est vraiment rentable, des arrangements avec le fisc sont possibles afin d’étaler le règlement des droits de succession. Si elle n’est pas rentable, il vaut mieux qu’elle disparaisse. Aux Etats Unis, ces lobbys sont connus ; ce sont des think tanks ayant pignon sur rue : l’American Enterprise Institute ou le Cato Institute. En Belgique, il est singulier de voir que ce sont les notaires et les avocats fiscalistes qui occupent le haut du pavé dans les médias quand il s’agit de débattre du bien-fondé des droits de succession. Leurs arguments touchent à l’affect beaucoup plus qu’à la raison. Il est navrant que les hommes politiques belges aient décidé, il y a plusieurs années, de céder à ces arguments en régionalisant et en réduisant les droits de succession. L’histoire fiscale nous l’apprend : la décentralisation d’un tel impôt  conduit inexorablement à son extinction.

Deuxième raison : la perception qu’il s’agit d’un impôt inéquitable dans la mesure où deux successions de montant égal seront soumises à des prélèvements différents. De par la nature des biens transmis ou en fonction de l’entente familiale, certains héritiers paieront moins que d’autres. De nombreux actifs échappent à l’impôt ou peuvent être dissimulés alors que d’autres subissent la taxe de plein fouet. Réponse : ne pas supprimer les droits de succession mais les nombreuses exemptions et autres possibilités d’évasion voire de fraude. Pour bien illustrer ce point, rappelons qu’au Royaume-Uni, les droits de succession sont appelés « impôt pour stupides » (a tax for the stupid). On entend par là  qu’en s’y prenant assez tôt, il y a moyen d’éviter la quasi totalité de la charge.

Certes les  droits de succession ne rapportent pas grand-chose, moins de 2% des recettes de l’Etat mais c’est déjà cela. Si leur assiette pouvait être élargie et si leur perception était plus rigoureuse, ils rapporteraient davantage. Dans les difficultés budgétaires que nous connaissons en Belgique, il ne faut pas faire la fine bouche et, s’il fallait augmenter un impôt, il vaut sûrement mieux toucher aux droits de succession qu’aux différents prélèvements sur les revenus du travail. C’est plus efficace et plus équitable.

Quand on veut tuer son chien, on l’accuse de la rage. Quand on veut tuer un impôt, on le pare de tous les vices. 

jeudi 14 mars 2013

Mourir pour éviter la misère

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Pierre Pestieau

Il y a quelques semaines, un journaliste m’a demandé une interview sur la question volontairement provocatrice : « A quel âge faut-il mourir pour ne pas tomber dans la pauvreté ? ». Comme il avait besoin d’une réponse dans l’heure, j’ai décliné son invitation mais la question a continué à me turlupiner. Elle faisait allusion, si je comprends bien, à des situations relativement rares où un individu dispose d’un patrimoine qu’il n’a pas pu ou voulu transposer en rentes (1) ; se pose alors le problème du nombre d’années pendant lesquelles il pourra vivre décemment en “mangeant” progressivement ce patrimoine. Cela se calcule aisément. Un de mes amis d’université s’était penché sur cette question pour les Etats-Unis il y a plus de 40 ans. Il avait obtenu des données sur les suicides de personnes âgées dans l’Etat de New York et avait réussi à relier une partie de ces suicidés à l’état de leurs ressources financières. Elles n’avaient pas de retraites stables, et ne disposaient pas d’une pension qui tombait tous les mois  sous forme d’annuité; il n’existait pas de minimum vieillesse et lorsque le dernier dollar était dépensé, elles n’avaient pas d’autre choix que de mettre fin à leurs jours ou plus poétiquement, comme dans le Petit Poucet, d’aller se perdre dans la forêt. J’ai revu cet ami quelques années plus tard et lui ai demandé des nouvelles de son projet d’article. Il y avait renoncé faute de données suffisantes.

Cette situation est rare ; dans nos sociétés, il existe toute une série de filets de sécurité qui offrent des prestations minimales. Il faut néanmoins admettre que ces prestations flirtent avec les seuils de pauvreté et il n’est pas étonnant qu’un nombre croissant de personnes âgées bascule dans la pauvreté. Il suffit d’avoir des besoins spécifiques en matière de santé ou d’aides qui ne sont pas couvertes par l’assurance sociale. Il y a aussi une minorité de personnes âgées qui par peur de stigmatisation ou d’ennuis judiciaires ne recourent pas à des services auxquels elles auraient droit.

Ceci dit, les liens entre pauvreté et décès sont plus complexes. Il est vrai que les pauvres ont une espérance de vie plus basse que les riches. On observe sordidement que si les pauvres avaient la mauvaise idée de vivre aussi longtemps que les riches, le taux de pauvreté serait beaucoup plus élevé surtout dans le troisième âge. Plus généralement, beaucoup de pauvres naissent déjà pauvres et s’ils avaient eu le choix ils auraient peut être préféré ne jamais naître. Par ailleurs, si on s’intéresse à la corrélation entre pauvreté et suicide, on remarque qu’elle est sûrement plus élevée chez les jeunes que chez les personnes âgées. La majorité des suicides touchent les jeunes et peuvent souvent s’expliquer par des chocs économiques ou affectifs : divorce, chômage, échec financier.


(1) Cela n’arriverait pas avec la plupart des systèmes de pensions qui offrent soit une sortie en rente, soit une sortie en capital qui peut être échangé contre des rentes viagères.

Être et ne pas être Juif. A propos du physicien Richard Feynman

4 commentaires:

SG, VG et JW

Feynman est l’exemple parfait de surdoué. Il sait tout faire, démonter (et remonter) une montre, jouer du bongo, dessiner, et apprendre l’espagnol quand il part au … Brésil. Il ne peut s’empêcher d’être original. C'est un intuitionniste tout simplement génial. Son intégrale de chemin comme base de la mécanique quantique est un joyau de la physique théorique, qui parvient même à expliquer les mirages (1).

Ce passionné du savoir veut aussi passionnément le partager : il a charmé et captivé des milliers d’auditeurs en expliquant, toujours à sa manière, l’inertie, l’énergie, l’entropie, la relativité, la gravitation ou encore l’action, les diagrammes de Feynmann, les polarons et le modèle des partons. Et s’il avait été économiste—mais le bien penser l’énervait, il n’aurait pas tenu le coup—il aurait certainement pu expliquer le modèle des patrons. Le savoir est comme le bonheur : il augmente quand on le partage.

Il a connu la souffrance. Chantre du réalisme matérialiste, il ne peut cependant pas s’empêcher d’adresser des lettres d’amour émouvantes à son épouse décédée.

Il aura beaucoup écrit et beaucoup est et sera encore écrit sur lui. Il s’est vu décerner le prix Nobel de physique en 1965. Il a été classé septième (après Galilée et avant Dirac) sur une liste des physiciens les plus importants de tous les temps, lors d’une enquête menée en 1999 par le revue britannique Physics World auprès des plus grands physiciens de l’époque (2).

La bêtise humaine le désole et l’irrite. Il considérait le « quota juif » qui lui a fermé les portes de l’Université de Columbia comme exemple parfait de ce que peuvent décider les « autorités établies », ce qui ne l’a pas empêché d’adresser, le 7 février 1967, la réponse qui suit à Tina Levitan qui se proposait de l’inclure dans un ouvrage sur les prix Nobel juifs en 1967.

« Dans votre lettre vous mettez l’accent sur la théorie que les Juifs ont hérité les caractéristiques positives de leur peuple. Il est certain que beaucoup de choses font partie de l’héritage de tout un chacun, mais il est malsain [« evil », en anglais] et dangereux de supposer qu’il existe une véritable race juive ou des caractères héréditaires qui sont spécifiquement juifs, alors que nous savons très peu en cette matière. Nombreuses sont les origines et les influences culturelles qui se sont mélangées en chacun de nous. Et choisir comme positifs les éléments particuliers qui proviennent d’une soi disant hérédité juive ouvre la porte à toutes sortes d’inepties sur la théorie des races.

« Dont celle utilisée par Hitler. Vous ne pouvez certainement pas prétendre que certaines caractéristiques précieuses peuvent être héritées du « peuple juif », et nier que d’autres caractéristiques que certains peuvent trouver ennuyeuses, voire pire, ne sont pas sujettes à la même hérédité. Pas plus que vous ne pouvez nier que les caractéristiques que d’autres trouvent précieuses, pourraient provenir d’un héritage « aryen ».

« Je pensais que la dernière guerre nous aurait appris à ne pas croire que nous possédons des caractéristiques spéciales simplement parce que nous sommes les enfants de certains parents. Mais qu’au contraire, nous devons enseigner ces caractéristiques à tous les hommes, parce que tous les hommes peuvent apprendre, quelle que soit leur origine.

« C’est la combinaison des caractéristiques de la culture de tout parent et de ses parents, plus l’apprentissage, les idées et les influences des hommes de toutes les origines qui m’ont fait tel que je suis, bon ou mauvais. J’aime les éléments positifs (et négatifs) de mes origines mais je pense qu’il serait de mauvais goût et insultant pour d’autres d’attirer l’attention sur ce seul élément [juif] de ma composition.

« Lors de ma treizième année, j’ai quitté l’école du dimanche juste avant ma Bar Mitzvah [confirmation de rentrée dans l’âge adulte chez les Juifs] parce que je ne partageais pas les mêmes vues religieuses, mais surtout parce que je me suis subitement rendu compte que ce que nous apprenions de l’histoire juive, celle d’un peuple merveilleux et talentueux, entouré par des étrangers bêtes et méchants, était loin d’être la vérité. L'erreur de l'antisémitisme n'est pas de penser que les Juifs sont après tout foncièrement mauvais, mais de ne pas voir que le mal, la stupidité ou la grossièreté sont des caractères universels et non pas le monopole du peuple juif. La plupart des Américains non juifs ont aujourd'hui compris cela. L'erreur du prosémitisme n'est pas que le peuple ou l’héritage juif ne soient pas foncièrement bons, mais plutôt que l'intelligence, la bonne volonté et la gentillesse ne sont, grâce à dieu, pas le monopole du peuple juif mais des caractères universels (3).

« C’est pour cette raison, voyez-vous, qu’à l’âge de treize ans, j’ai non seulement commencé à m’intéresser à d’autres religions, mais j’ai arrêté de croire que le peuple juif était le ‘peuple élu’.

« C’est l’autre raison pour laquelle je vous demande de ne pas m’inclure dans votre ouvrage et j’espère que vous respecterez ma volonté ».

Tina Levitan n’a manifestement pas compris, puisqu’un an plus tard, elle envoyait à Feynman une deuxième lettre lui demandant de contribuer un article sur « L’homme de science et la religion » à un volume amené à devenir « une galerie de portraits de savants juifs de grande intelligence et de génie créatif ». Voici la réponse de Feynman datée du 16 février 1968 :

« J’ai bien reçu votre lettre du 14 février. Je vous prie de vous référer à ma correspondance  précédente, et en particulier à ma lettre du 7 février 1967 et vous demande de comprendre que je ne désire pas coopérer avec vous dans votre nouvelle aventure en préjugés ».

Et toc. Feynman est mort en 1988. Mais il nous a légué de quoi méditer sur la signification de ce qu’est l’humanisme

Stéphane Ginsburgh, musicien
Victor Ginsburgh, économiste
Jacques Weyers, physicien


(1)  Voir Richard Feynman, Lumière et matière. Une étrange histoire, Paris: InterEditions, 1987.
(2) Voici la liste : (1) Albert Einstein, (2) Isaac Newton, (3) James Clerk Maxwell, (4) Niels Bohr, (5) Werner Heisenberg, (6) Galileo Galilei, (7) Richard Feynman, (8) Paul Dirac, (9) Erwin Schrödinger, et (10) Ernest Rutherford.
(3) Le texte en anglais depuis « L’erreur de l’antisémitisme … mais un caractère universel  de l’homme » est assez confus, du fait de doubles négations qui sont difficiles à comprendre. L’honnêteté nous impose de le reproduire dans son intégralité : « The error of anti-Semitism is not that the Jews are not really bad after all, but that evil, stupidity and grossness is not a monopoly of the Jewish people but a universal characteristic of mankind in general. Most non-Jewish people in America today have understood that. The error of pro-Semitism is not that the Jewish people or Jewish heritage is not really good, but rather the error is that intelligence, good will, and kindness is not, thank God, a monopoly of the Jewish people but a universal characteristic of mankind in general ».
L’échange de correspondance entre Richard Feynman et Tina Levitan est disponible à l’adresse internet suivante :

jeudi 7 mars 2013

Littérature française, Julien Gracq et Jean-Yves Jouannais

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Victor Ginsburgh

« Le Français croit les yeux fermés, sur parole, à ses grands écrivains. Il sait que son pays est grand par les ouvrages de l’esprit. Il sait qu’il a toujours eu de grands écrivains, et qu’il en aura toujours, comme il savait jusqu’à 1940 que l’armée française est invincible. Une chose en tous cas devient d’année en année plus clair, c’est que, malgré les affirmations d’école et le ton de plus en plus définitif des jugements critiques, personne, ni écrivains, ni public, ne sait plus au juste à quoi s’en tenir. Combien des plus notables envisageraient aujourd’hui sans une petite angoisse au cœur l’expérience que leur proposait autrefois Paul Morand : convoquer un beau jour leurs fidèles lecteurs, à huit heures du matin, place de la Concorde ?  De semaine en semaine, les boussoles des critiques pointent successivement à tous les horizons de la rose des vents — vents qu’on a envie de qualifier pour le moins de variables faibles. » 

Je n’ai évidemment pas écrit et n’aurais pas osé écrire le texte qui précède. Il est emprunté aux premières pages du pamphlet prémonitoire de Julien Gracq, La littérature à l’estomac publié il y a près de 65 ans (1).

Prémonitoire de rien puisqu’aujourd’hui, l’Académie française décerne chaque année 70 prix et il existe, par ailleurs, près de deux mille prix littéraires en France (2). Comme disait le Dodo dans Alice au pays des merveilles, « nous avons tous gagné et chacun de nous est digne d’un prix ». Cela va de soi dès lors qu’il y a autant voire moins d’écrivains que de prix.

Le commissaire d’exposition Jean-Yves Jouannais a lui écrit un délicieux petit ouvrage que je vous conseille vivement et qu’il consacre aux artistes (et écrivains) qui ont préféré ne pas produire et sont, ce faisant, devenus célèbres (3). Dans un chapitre intitulé Les effaceurs, il rappelle la démarche du peintre américain Robert Rauschenberg qui, à l’âge de 28 ans (en 1953) a demandé à Willem De Kooning, son aîné déjà très respecté et célèbre, de lui donner un dess(e)in qu’il pourrait effacer. Ce à quoi, De Kooning, interloqué mais aussi amusé, a accédé. Rauschenberg a soigneusement effacé le dessin et l’a exposé, en son nom et sous le titre Erased De Kooning Drawing. Il fait aujourd’hui partie de la collection du Musée d’Art Moderne de San Francisco.

Il me semble que les grands écrivains français de ce siècle — et je pense, comme vous, à Marc Lévy, Bernard-Henri Lévy (décidément), ou à Eric-Emmanuel chic-Schmitt et quantité d’autres — feraient bien de produire des livres sans texte. Non pas de les écrire ainsi, c’est fait depuis longtemps, et ce n’est pas aussi facile que cela peut sembler, mais effacer, voire être obligé d’effacer sous peine d’astreinte judicaire, tous les exemplaires de ceux qu’ils ont déjà écrits et vendus.

Ce serait un grand service à rendre au lecteur et peut-être même à l’humanité. Parce que pendant qu’ils sont occupés à effacer chaque exemplaire de leur œuvre (un singulier « majestatif » (4)), ils n’auront plus le temps d’écrire leurs nouveaux chefs-d’œuvre.

Ce qui vous donnera le temps de relire Gracq et de lire Jouannais.
(1) Julien Gracq, La littérature à l’estomac, Paris : Librairie José Corti, 1950.
(2) Le Monde, 7 septembre 2010, p. 21.
(3) Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres. I would prefer not to, Paris : Verticales/Phase Deux, 2009. La première édition date de 1997.
(4) Le correcteur d’orthographe de mon ordinateur ne reconnaît pas ce mot et propose de le remplacer par « maje statif ». Je vous laisse le choix.

mercredi 6 mars 2013

The best

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Pierre Pestieau

On peut ne jamais avoir lu un livre et pourtant y penser souvent. C’est le cas d’un livre intitulé The Best écrit par Peter Passell un de mes amis étudiants d’il y a plus de 40 ans (1). Il y est question de ce qu’il y a de mieux dans chaque consommation : chaussures, vins, hôtels, romans… Fameux programme. Je me souviens d’un tour de France gastronomique qu’il avait fait grâce à ses piges pour le New York Times. Il en était revenu avec la liste des meilleurs vins, entrées, plats, fromages, desserts qu’il avait dégustés. Je me demandais s’il avait pris le temps de voir ce qu’il y a de mieux en  France : ses paysages et son architecture. Depuis il a fait une belle carrière de journaliste et j’imagine que la vie lui a appris que le mieux est l’ennemi du bien.

Mais pourquoi parler de ce livre que je n’ai jamais lu ? Parce qu’il ne se passe pas une semaine sans qu’un ami, un parent, un inconnu ne me dise avec fierté qu’il sait où trouver les meilleurs macarons du monde, le neurochirurgien le plus compétent, le garagiste le plus astucieux et l’investisseur le plus futé. Très souvent on vous cite un médecin, un conseiller fiscal, un agent immobilier dont vous savez pertinemment qu’il n’a pas très bonne réputation mais vous n’avez pas le cœur de contredire votre interlocuteur enthousiaste. Après tout, la confiance que l’on a dans un praticien est essentielle à la réussite de son intervention.

Se persuader que le gâteau que l’on offre vient de la meilleure pâtisserie ou que le spécialiste que l’on consulte est le meilleur de la ville voire du pays, pourquoi pas ? Cela donne le moral et souvent ce type d’information est invérifiable. Et pourtant…

Je distinguerais quand même le pâtissier et le chirurgien. Le mois dernier, le Nouvel Observateur publiait le classement des meilleurs hôpitaux français par spécialités. De tels classements foisonnent aujourd’hui et leur qualité semble s’améliorer. Que faire si un de vos amis va se faire opérer pour un pontage dans l’hôpital qui est en queue de liste ? Le lui dire en espérant qu’il peut encore en changer ? Ne rien dire en étant conscient que sa foi dans la capacité du chirurgien qui va procéder à l’intervention est ce qui compte ? Délicat dilemme que vous ne connaîtriez sans doute pas s’il s’agissait de macarons ou de chocolats.

(1) Il semblerait que ce livre ne soit plus diffusé que par une maison d’édition japonaise : Peter Passell, The Best. A Discerning Selection for the Quality Obsessed, Viking Penquin Inc./ through Japan UNI Agency, 1987.