Victor Ginsburgh
Un article paru récemment dans la revue Science (1) fait état d’expériences relatives
aux états mentaux qui rendent possible les relations sociales complexes caractérisant
les sociétés humaines. Les auteurs montrent qu’il vaut beaucoup mieux lire des
romans littéraires que des romans populaires ou de la non-fiction. Le roman
littéraire mène à plus d’empathie, de perception sociale et d’intelligence
émotionnelle que les autres genres.
L’article du New
York Times (2) qui rapporte les résultats conclut en suggérant de lire
plutôt Tchékhov ou Alice Munro (3) qu’une œuvre de qualité douteuse et vite
faite (potboiler) de Danielle Steel, l’auteure américaine qui apparaît 31 fois
entre 1984 et 2000 dans les listes annuelles des 10 ouvrages les plus vendus
aux Etats-Unis.
Notons que les Etats-Unis sont loin d’être les
seuls dans ce cas. Nos gloires franco-belges, Marc Levy (1,6 millions
d’exemplaires en 2010), Katherine Pancol (1,4 millions), Guillaume Musso (1,1 millions),
Anna Gavalda (0,8 millions), Tatiana de Rosnay (0,6 millions), Eric-Emmanuel
Schmitt (0,5 millions) figurent dans le top 10 des ventes en France (4),
comme, sans doute, en Belgique.
Les paysans colombiens (et ils ne sont probablement
pas les seuls) sont bien plus intelligents. Pour leur permettre d’accéder à des
livres, ceux-ci sont confiés à des instituteurs qui les transportent à dos
d’âne (les biblioburros). Voici ce
que raconte Alberto Manguel (5) : « On accroche à un poteau ou à un
arbre les sacs dépliés, permettant à la population locale de feuilleter les
livres pour faire son choix. A la fin de la période prévue, on envoie un
nouveau lot pour remplacer le précédent. Les livres sont en majorité techniques
(manuels d’agriculture, filtration de l’eau, etc.) mais il y a aussi quelques
romans et autres ouvrages littéraires. Selon l’une des bibliothécaires le
compte des livres repris est toujours juste, sauf une fois ou un livre n’a pas
été retourné, une traduction espagnole de l’Iliade.
Quand le moment est venu de l’échanger, les villageois ont refusé de le rendre
en expliquant que le récit d’Homère reflète exactement leur histoire : il
y est question d’une contrée déchirée par la guerre, où des dieux fous et
capricieux décident du sort d’êtres humains qui ne savent jamais très bien pour
quoi on se bat ni quand ils seront tués ».
Et Manguel de conclure que « ces
lointains lecteurs colombiens le savent bien… Le sentiment de ce que nous
sommes individuellement, couplé avec le sentiment d’être, collectivement, les
citoyens d’un inconcevable univers, prête à notre vie quelque chose comme un
sens — un sens que les livres de nos bibliothèques expriment en mots ».
Aurions-nous perdu ce sens ? Tout fout l’camp,
comme vient de l’expliquer Pierre Pestieau.
(1) David Comer Kidd and Emanuele
Castano, Readind literary fiction improves theory of mind, Science Magazine, October 3, 2013.
(2)
Pam Belluck, For better social skills, scientists recommend a little Chekhov, The New York Times, October 3, 2013.
(3)
L’article du NYT date du 3 octobre,
le prix Nobel de Munro du 10 octobre.
(4) http://www.lefigaro.fr/livres/2011/01/12/03005-20110112ARTFIG00544-les-dix-romanciers-francais-qui-ont-le-plus-vendu-en-2010.php
(5) Alberto Manguel, La bibliothèque, la nuit, Paris :
Babel, 2010, pp. 237-238.
Un article qui donne de l'optimisme, au fond.
RépondreSupprimerTout comme pour l'Illiade en Colombie, Ismaël Kadaré, l'écrivain albanais, rapporte le grand succès de Shakespeare dans les villages reculés de son pays. Le Roi Lear, Hamlet,...du pain quotidien.
Enfin, c'était il y a deux décennies...