mercredi 6 novembre 2013

Les biblioburros, ou ânes porteurs de livres


Victor Ginsburgh

Un article paru récemment dans la revue Science (1) fait état d’expériences relatives aux états mentaux qui rendent possible les relations sociales complexes caractérisant les sociétés humaines. Les auteurs montrent qu’il vaut beaucoup mieux lire des romans littéraires que des romans populaires ou de la non-fiction. Le roman littéraire mène à plus d’empathie, de perception sociale et d’intelligence émotionnelle que les autres genres.

L’article du New York Times (2) qui rapporte les résultats conclut en suggérant de lire plutôt Tchékhov ou Alice Munro (3) qu’une œuvre de qualité douteuse et vite faite (potboiler) de Danielle Steel, l’auteure américaine qui apparaît 31 fois entre 1984 et 2000 dans les listes annuelles des 10 ouvrages les plus vendus aux Etats-Unis. 

Notons que les Etats-Unis sont loin d’être les seuls dans ce cas. Nos gloires franco-belges, Marc Levy (1,6 millions d’exemplaires en 2010), Katherine Pancol (1,4 millions), Guillaume Musso (1,1 millions), Anna Gavalda (0,8 millions), Tatiana de Rosnay (0,6 millions), Eric-Emmanuel Schmitt (0,5 millions) figurent dans le top 10 des ventes en France (4), comme, sans doute, en Belgique.

Les paysans colombiens (et ils ne sont probablement pas les seuls) sont bien plus intelligents. Pour leur permettre d’accéder à des livres, ceux-ci sont confiés à des instituteurs qui les transportent à dos d’âne (les biblioburros). Voici ce que raconte Alberto Manguel (5) : « On accroche à un poteau ou à un arbre les sacs dépliés, permettant à la population locale de feuilleter les livres pour faire son choix. A la fin de la période prévue, on envoie un nouveau lot pour remplacer le précédent. Les livres sont en majorité techniques (manuels d’agriculture, filtration de l’eau, etc.) mais il y a aussi quelques romans et autres ouvrages littéraires. Selon l’une des bibliothécaires le compte des livres repris est toujours juste, sauf une fois ou un livre n’a pas été retourné, une traduction espagnole de l’Iliade. Quand le moment est venu de l’échanger, les villageois ont refusé de le rendre en expliquant que le récit d’Homère reflète exactement leur histoire : il y est question d’une contrée déchirée par la guerre, où des dieux fous et capricieux décident du sort d’êtres humains qui ne savent jamais très bien pour quoi on se bat ni quand ils seront tués ».

Et Manguel de conclure que « ces lointains lecteurs colombiens le savent bien… Le sentiment de ce que nous sommes individuellement, couplé avec le sentiment d’être, collectivement, les citoyens d’un inconcevable univers, prête à notre vie quelque chose comme un sens — un sens que les livres de nos bibliothèques expriment en mots ».

Aurions-nous perdu ce sens ? Tout fout l’camp, comme vient de l’expliquer Pierre Pestieau.

 (1) David Comer Kidd and Emanuele Castano, Readind literary fiction improves theory of mind, Science Magazine, October 3, 2013.
(2) Pam Belluck, For better social skills, scientists recommend a little Chekhov, The New York Times, October 3, 2013.
(3) L’article du NYT date du 3 octobre, le prix Nobel de Munro du 10 octobre.
(4) http://www.lefigaro.fr/livres/2011/01/12/03005-20110112ARTFIG00544-les-dix-romanciers-francais-qui-ont-le-plus-vendu-en-2010.php
(5) Alberto Manguel, La bibliothèque, la nuit, Paris : Babel, 2010, pp. 237-238.            

1 commentaire:

  1. Un article qui donne de l'optimisme, au fond.
    Tout comme pour l'Illiade en Colombie, Ismaël Kadaré, l'écrivain albanais, rapporte le grand succès de Shakespeare dans les villages reculés de son pays. Le Roi Lear, Hamlet,...du pain quotidien.
    Enfin, c'était il y a deux décennies...

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