jeudi 20 juin 2013

That’s not my problem


Victor Ginsburgh

En Australie, j’ai vu un koala qui me regardait en clignant de ses petits yeux, quatre ou cinq kangourous qui sautillaient sur leurs pattes arrière, comme n’importe quel kangourou, un aborigène qui avait une queue de cheval et des piques dans les cheveux et, dans l’avion de Virgin Airlines qui me ramenait d’Adelaïde à Sydney, à quelques rangées devant moi, une vieille dame avec une petite valise qui demandait au steward de l’aider à la mettre dans le compartiment au-dessus de son siège. Le réponse du steward a été immédiate et fait le titre de mon blog : « That’s not my problem, I am not paid to do that » (1).

Well, c’est à peu près ce que me répondrait sans doute un(e) jeune si je lui demandais de me céder sa place assise dans le tram ou le métro, quelle que soit la ville européenne. Et je pourrais sans doute me considérer heureux qu’il (peut-être elle aussi d’ailleurs) ne m’ait pas fait le signe habituel du majeur levé, les autres doigts repliés, que font les automobilistes en 4x4 lorsque vous leur faites remarquer qu’ils n’ont pas respecté la priorité qui vous revenait, ou qu’ils ont « oublié » de signaler qu’ils changeaient de direction. Voire le piéton, ou le vélo qui traverse au feu rouge alors que vous vous apprêtez à passer au feu qui, devenu vert, vous est favorable. Et pour autant qu’il en ait le temps.

On finit par s’y faire et parfois on se reprend à leur rendre un aimable signe de la main pour se remercier soi-même de leur avoir cédé la priorité. Mais je n’avais jamais entendu ou lu ce que raconte Jouannais (2), que j’ai déjà cité il y a peu, mais son humour est inépuisable. Voici une citation tirée de son chapitre intitulé les Moi-Je :

«  Il existe, en région parisienne, deux stations-service équipées de jets de salissage. Il s’agit de dispositifs du genre Karcher destinés non pas à nettoyer les carrosseries, mais au contraire à les salir, en projetant de l’eau mêlée de boue synthétique. Les clients en sont des cadres dynamiques et très urbains, possesseurs de véhicules tout-terrain. Ces 4x4 sont bien évidemment conçus pour participer à des rallyes africains, et ne se trouvent aucunement adaptés à quelques petits trajets quotidiens entre la place de la Concorde et Neuilly. Aussi, autant pour justifier l’utilisation de tels véhicules—lesquels sont parfois équipés de pelles de désensablement et de jerrycans de sécurité—que pour éviter la honte du bluff le plus grotesque, les conducteurs en question font-ils salir leur véhicule d’aventurier pour faire comme si… Comme si, en effet, ils risquaient leur vie chaque week-end dans le désert du Néguev. L’art du Moi-Je, qui nous invite à d’émouvantes croisières dans les entrailles de nos créateurs, superposant la psyché de l’artiste et le cosmos, s’apparente assez à cette technique de salissage automatique ».

Tout compte fait, il est vrai qu’à Bruxelles, la place Stéphanie et le goulet de l’avenue Louise sont pleins de ces 4x4 vides et garés en double file, ce qui me porte à croire qu’il doit y avoir dans les parages une station de salissure et que leurs conducteurs et conductrices y attendent leur tour en prêtant leur chevelure à un brushing quotidien bien mérité. C’est décoiffant.


(1) « Ce n’est pas mon problème, je ne suis pas payé pour faire cela ».
(2) Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres, I would prefer not to, Paris : Editions Verticales/Phase Deux, 2009.

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