jeudi 15 novembre 2012

De la solidarité à l’égalité


Pierre Pestieau

Il y a quelques années, je faisais à Paris une conférence et y dénonçais la règle assurantielle inspirée par le Chancelier Bismarck (1815-1898), selon laquelle le retraité touche une prestation qui est proportionnelle à ses contributions, empêchant ainsi toute redistribution en faveur des petites retraites.  Pris d’un pathos inhabituel, je concluais par un : « Solidarité, que d’injustices n’a t-on commis en ton nom ! ». A la fin de cette conférence, je un syndicaliste de la CGT m’a interpellé ; je crois me rappeler qu’il s’agissait de Jean-Christophe Le Duigou. Tout aussi fermement que courtoisement, il me fit la leçon : la sécurité sociale à la française doit être conçue comme un « compact » qui relie entre eux les affiliés comme sont reliés les membres d’un équipage. Chacun, du mousse au capitaine, connaît sa place ; il est animé par un seul souci, celui d’acheminer le bateau à bon port. En cas de pépin, chacun prend sa part, risque sa vie pour l’ensemble des hommes d’équipage. Le calme revenu chacun retrouve sa place, son revenu, sa tambouille et sa cabine, qui peut être confortable pour l’un et se réduire à un hamac pour l’autre. Et de conclure que le but n’est pas de redistribuer mais de vivre en solidarité. La sincérité de mon interlocuteur était évidente mais elle se heurtait à ma conviction selon laquelle une société doit avant tout être faite d’équité et de justice, vertus qui ne lui semblaient pas prioritaires.

Comme dans beaucoup de débats, nous avions peut-être raison tous les deux mais à des moments différents. Lui se raccrochait à un modèle social issu de la guerre où l’idée de solidarité allait permettre de reconstruire le pays. Chacun garderait sa place mais serait assuré d’une large protection sociale contre les risques de la vie. Ce qui donna lieu aux quatre branches de notre sécurité sociale : (i) la branche maladie (maladie, maternité, invalidité, décès) ; (ii) la branche accidents du travail et maladies professionnelles ; (iii) la branche vieillesse et veuvage (retraite) ; et (iv) la branche famille. Ce modèle social était basé sur le paritarisme ; l’Etat et la redistribution y jouaient un rôle minime. Il subsiste encore aujourd’hui dans certains aspects. Beaucoup de Français de gauche ne trouvent pas choquant que certains touchent des indemnités de chômages élevées et que les allocations familiales ne soient pas soumises à l’impôt sur les revenus.

Progressivement, en l’espace de plus de 60 ans, ce modèle a évolué ; les esprits aussi. Le principe Bismarckien de prestations liées aux contributions passées a laissé la place au principe Béveridgien (Lord Beveridge, 1879-1963) de prestations uniformes indépendantes des cotisations ; l’Etat intervient de plus en plus dans les négociations paritaires (parasitaires, comme les appelle mon ami co-blogueur). La croissance des inégalités et de la pauvreté a obligé l’Etat à introduire des mécanismes d’aide aux pauvres (les minima sociaux) et de redistribution (plafonnement des prestations et non des cotisations, intervention du Trésor pour financer les droits dérivés). En un mot, nous avons aujourd’hui un modèle social où le concept de solidarité est beaucoup moins prégnant et a laissé la place à celui de redistribution.

Dans cette évolution la France est sans doute moins avancée que la Belgique mais les deux pays semblent suivre des parcours semblables. Les graves difficultés budgétaires actuelles   combinées à un courant libéral important obligent l’Etat à réduire sa voilure et à s’appuyer de plus en plus sur le secteur privé, qui lui ne peut offrir ni solidarité, ni équité.

Une des conséquences de cette évolution est que la performance de notre Etat providence ne doit pas être mesurée à la même aune aujourd’hui qu’en ses débuts. Ses missions ont changé ; elles couvrent la lutte contre les inégalités, le chômage et la maladie et favorisent  l’éducation. 

Missions qui se prêtent mieux à la quantification que la solidarité.

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