jeudi 3 mai 2012

Rouge Amérique

Pierre Pestieau

Depuis quelques années, le concept de dépenses sociales est remis en question ou plutôt recadré. Prenez deux pays : dans l’un, il y a de nombreuses dépenses sociales mais tous les revenus de remplacement auxquels elles donnent lieu sont lourdement taxés ; dans l’autre il y a peu de dépenses sociales ; les retraites, l’assurance santé et les prestations familiales y sont négligeables mais l’Etat oblige ou en tout cas incite les individus à s’assurer privativement contre ces risques en offrant d’importantes exonérations fiscales. On peut défendre l’idée que si l’on s’intéresse à ce que les ménages ont finalement en poche, il faille déduire les taxes prélevées sur les prestations sociales dans le premier pays et ajouter aux faibles prestations sociales du second pays tous les revenus de remplacement qui y sont versés par les assurances privées. Du coup, on peut très bien arriver à un part des dépenses sociales nettes dans le PIB qui soit plus importante dans le second que dans le premier pays.

Cette relecture des statistiques a pour implication que les Etats-Unis paraissent avoir un Etat providence aussi généreux que de nombreux pays de la vieille Europe. Selon une récente étude de l’OCDE (1), l’importance relative des dépenses sociales dans le PIB serait de 31% avant correction (32,3% après correction) pour la Belgique, 32,3 (31,9) pour la France, 18,2 (28,8) pour les USA et 28,9 (28,3) pour l’Allemagne. En d’autres termes après correction, les Etats-Unis et l’Allemagne sont à égalité et, de façon plus générale les Etats-Unis sont proches de l’Europe.

Dans un article récent, il est vrai plus pamphlétaire que scientifique, l’auteur (2) qualifie le système de santé américain de socialiste, plus socialiste que ceux qui prévalent en Europe. Il considère comme programmes publics, Medicare (assurance santé pour les plus de 65 ans) et Medicaid (assistance santé pour les pauvres), qui sont vraiment publics et représentent une bonne moitié des dépenses totales de santé américaines, mais aussi l’ensemble des assurances privées collectives qui sont attachées au contrat de travail de ceux qui en bénéficient. Si l’on considère la part des dépense de santé que les Américains contrôlent vraiment (on parle dans ce cas de dépenses qui viennent de la poche du patient—out of pocket expenses), on a un montant faible, qui est plus faible que dans de nombreux pays européens et qui décroit. Cette part était égale à 46,6% en 1960 pour tomber à 12,8% en 2006. Les Etats-Unis se situent ainsi en queue de peloton entre la France (6,7) et l’Allemagne (12,8) et très en dessous de la Belgique avec ses 20% (3).

Comment faut-il interpréter ce nouvel éclairage du fonctionnement de l’Etat providence que l’on voudrait donner ? Est-il vrai qu’en définitive la plupart des pays industrialisés offriraient à leurs citoyens la même protection sociale ? Ce qui changerait est la manière ; des pays comme les Etats-Unis s’appuieraient davantage sur le marché et moins sur les prélèvements obligatoires.

C’est là un raisonnement rapide et pour le moins surprenant. Quand on évalue la protection qu’offre un Etat providence, on s’intéresse à sa générosité, à savoir le montant de ressources qui lui est consacré, mais aussi à la redistribution qu’il opère. Or on n’attend pas du marché qu’il fasse de la redistribution. Il opère selon la règle du donnant donnant et pas selon le principe de la solidarité qui régit la protection sociale. Ainsi pour prendre l’exemple de la santé, ce sont surtout les classes aisées qui aux Etats-Unis bénéficient des assurances privées collectives et d’une grosse partie de l’assurance maladie pour les plus de 65 ans, Medicare (les pauvres n’ayant pas l’occasion d’en profiter du fait de leur faible longévité). Du coup, les pauvres sont ceux qui doivent payer de leur propre poche ou qui plus souvent ne se soignent pas. Et même si en Belgique la couverture de l’assurance maladie se réduit et les patients doivent financer une part croissante de leurs soins de santé, on y trouve davantage de justice redistributive qu’outre-Atlantique (4).

Vouloir réinterpréter la réalité de cette manière n’est pas innocent. Laisser penser que le marché peut faire aussi bien que l’Etat dans un domaine aussi crucial que la protection sociale peut, à terme, justifier les manœuvres latentes de privatisation des systèmes de retraite et de santé.

(1) Adema, W., P. Fron and M. Ladaique (2011), « Is the European Welfare State Really More Expensive?: Indicators on Social Spending, 1980-2012 », OECD, Paris

(2) Jacob Funk Kirkegaard, Europe and the US: « Whose Health Care is More Socialist? »

< http://www.piie.com/blogs/?p=595>

(3) Out-of-pocket expenditure as a percentage of GDP, WHO, 2009.

(4) Les Etats-Unis consacrent 16% de leur PIB à la santé ; c’est là une fraction très élevée par rapport aux pratiques européennes qui tournent autour de 11%. C’est d’autant plus impressionnant que le PIB américain est très élevé.

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