vendredi 11 mai 2012

Notes de lecture. Du malheur d’être Grec

Victor Ginsburgh

Un ami de toujours, grec né en Afrique il y a quelque 70 ans, vit en Belgique depuis une trentaine d’années. Il a toujours refusé d’abandonner sa nationalité grecque. Il m’a offert Du malheur d’être Grec (1), un opuscule, paru en 1975, au temps des colonels qui avaient pris le pouvoir en avril 1967. Ce livre reparaît en 2012 au moment où l’Europe s’acharne sur la Grèce et en fait un pays dont les citoyens désespérés on voté le 6 avril (presque jour pour jour, 38 ans après les colonels) les uns pour le marteau et la faucille, les autres pour la croix gammée.

Voici quelques aphorismes extraits de ce très précieux petit livre. Ils expliquent pourquoi « on » en est là. Dans ce « on » il y a « eux » bien sûr, mais il y a aussi « nous ». Avons-nous, comme l’avait fait Zeus (2) il y a bien longtemps, commencé par ôter la raison à ceux que nous avons voulu perdre ?

« [J]usqu’à quel point sommes-nous des Européens ? Maintes choses nous séparent de l’Europe, peut-être plus nombreuses que celles qui nous y unissent. Infimes sont les grands mouvements culturels qui ont créé la civilisation européenne contemporaine et qui sont arrivés à nous. Pas de Moyen-Age érudit, pas de Renaissance, pas de Réforme, pas de Lumières, pas non plus de révolution industrielle (p. 37).

« Jamais nous n’avons voulu éclaircir notre spécificité et en prendre conscience. Nous avons essayé de redevenir Anciens. Nous avons haï et détruit notre langue (et sans langue, comment peut-on avoir une pensée ?), car elle n’était pas tout à fait la même que celle de nos antiques ancêtres. Nous nous sommes haïs nous-mêmes parce que nous ne sommes pas grands, blonds avec le « nez grec » comme celui d’Hermès et de Praxitèle. Nous avons haï nos voisins… car nous leur ressemblions (p. 42).

« Finalement qui sommes-nous ? Les Européens de l’Orient ou les Orientaux de l’Europe ? Les hommes développés du Sud ou les sous-développés du Nord ? (p. 43)

« Les autres peuples ont des institutions. Nous, nous avons nos mirages (p. 59).

« Tous les peuples ont une religion. Nous, nous avons des popes (p. 73).


« Tandis que la moitié des Grecs essaie de transformer la Grèce en pays étranger, l’autre moitié s’exile (p.83).

« Quelque part en notre for intérieur, nous croyons que nous ne sommes pas dignes de vivre dans un pays aussi beau. Et nous essayons de le porter à notre mesure. A notre niveau. C’est ainsi que nous le recouvrons de béton et d’ordures (p.95).

« L’intellectuel est l’homme qui essaie (d’habitude en vain) de transformer ses idées en actes. L’intellectuel grec est celui qui cherche à trouver des idées pour justifier ses actes (p. 101).

« Nous devons être fous, nous les Grecs. Exactement comme, aux yeux des bourgeois, le héros tragique est fou. C’est pourquoi nombreux sont ceux qui ont plus aimé la lutte que le but de la lutte (p. 109). »

Et le livre conclut par ce dernier aphorisme :

« Certes, on pourrait aussi écrire un livre intitulé Du bonheur d’être Grec. Car ce bonheur–là existe (qui oserait le nier ?). En écrivant sur le malheur, j’ai donc écrit aussi sur le bonheur. Sur le bonheur du malheur d’être Grec (p.117). »

Voilà pourquoi mon vieil ami est resté Grec.


(1) Nikos Dimou, Du malheur d’être Grec, Paris : Payot, 2012.

(2) Ou Jupiter, mais je préfère Zeus !

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