vendredi 13 janvier 2012

De Cicéron à Keynes

Victor Ginsburgh

« Les finances publiques doivent être saines, le budget doit être équilibré, la dette publique doit être réduite, l’arrogance de l’administration doit être combattue et contrôlée. La population doit apprendre à travailler au lieu de vivre de l'aide publique. »

Ce texte circule depuis quelques semaines sur la toile. Il est attribué à Cicéron (106-43 av. J.C.), orateur et homme politique romain, dont certains d’entre vous (et moi aussi d’ailleurs) ont sûrement et péniblement essayé de traduire le Pro Milone.

J’ai été paresseux, je vis de l’aide publique—ma pension—et n’ai pas essayé de trouver l’original en latin, mais même si ce n’est pas vrai, c’est bien trouvé (1). Ce que j’ai par contre trouvé, c’est un autre texte du même Cicéron, qui répond bien au premier et le complète très utilement:

« Les responsabilités des mauvais dirigeants à l’égard de la République sont désastreuses. Non seulement ils se chargent eux-mêmes de leurs vices, mais ils en imprègnent la cité. »

Le premier texte ressemble en effet à celui qui nous est asséné sans arrêt par les mauvais dirigeants. Il décrit leurs désastreuses décisions auxquelles il est fait allusion dans le deuxième texte, et qui sont à l’opposé de ce que disait Keynes en 1937, à la suite de la crise des années 1930 : « C’est lors d’un boom que les dépenses publiques doivent être réduites, pas en période de dépression. »

Il faut bien reconnaître que contrairement à Keynes, Cicéron n’était pas économiste, que nos politiciens ne connaissent de toute manière ni l’un ni l’autre et n’ont guère peur de nous précipiter dans une récession plus profonde que celle que nous connaissons aujourd’hui.

On peut reprocher beaucoup aux économistes, mais on ne pourra pas dire qu’aucun ne s’est élevé pour dénoncer le danger qu’il y avait à réduire les dépenses publiques en ce moment-ci. Deux noms, ceux de Paul Krugman et Joseph Stiglitz, tous deux prix Nobel d’économie viennent en tête. Mais ce sont les hommes politiques qui « pensent ». Le dernier éditorial de Krugman dans le New York Times (2) réfute clairement deux des arguments de Cicéron relatifs aux finances publiques.

Les « experts » américains n’ont pas arrêté de répéter que l’augmentation de la dette publique allait, à très court terme, entraîner une augmentation dramatique des taux d’intérêt. Il n’en a rien été : au contraire, ces taux ont récemment atteint un minimum historique. Quant aux effets à long terme de la dette, ils ne peuvent être, comme on le fait trop souvent, comparés à ceux d’une dette privée. Une dette privée doit être remboursée. Une dette publique peut être constamment refinancée, mais il faut s’assurer qu’elle croisse moins vite que les rentrées fiscales. La dette contractée par les Etats-Unis lors de la deuxième guerre mondiale n’est, assure Krugman, toujours pas remboursée, mais la croissance économique qui a suivi a permis de réduire son poids parce que l’augmentation des revenus a aussi permis les rentrées fiscales nécessaires. Et même si la dette constitue un problème important, il y a des problèmes plus urgents à l’heure actuelle : Krugman rappelle qu’au moment où Keynes écrivait qu’il fallait éviter de réduire les dépenses publiques, le Royaume-Uni était plus endetté que n’importe quel pays industrialisé aujourd’hui (exception faite du Japon). Cicéron, pour autant que ce soit lui, avait tort : le budget ne doit pas toujours être en équilibre et la dette publique peut augmenter en période de crise. Il pourrait par contre avoir raison sur le comportement arrogant des administrations.

Et l’Europe dans tout ça ? Le déficit public de la zone euro (6,2% du PIB) est bien plus faible que celui des Etats-Unis (8,9%) et du Royaume-Uni (10,1%). Sa dette publique s’élève à quelque 86% du PIB, comme celle des Etats-Unis, et la dette des entreprises y est moins élevée (3). Les taux d’intérêt sont revenus à ce qu’ils étaient il y a quelques mois, suite aux prêts à long terme que la Banque Centrale Européenne vient d’accorder aux banques (4). Les pays européens auraient dès lors pu se permettre, bien plus qu’ils ne l’ont fait, des politiques de dépenses publiques. Mais il y eut la malheureuse décision de l’euro « une monnaie sans Etat » (5), introduite pour des raisons presque purement politiques.

Et pourtant là aussi, des économistes tels que Bela Balassa, James Meade, Robert Mundell et bien d’autres avaient prévenu dès le début des années 1960 qu’une union monétaire devait, si elle voulait réussir, répondre à certains critères qui ont été tout simplement ignorés par nos politiciens des années 1990 persuadés qu’une monnaie commune allait « faire le reste » (6). Parmi ces critères figurent essentiellement deux idées. Une union monétaire peut survivre pour autant que les économies des pays intégrés soient suffisamment « similaires » (c’est-à-dire soumis aux mêmes chocs conjoncturels, de façon à répondre à ceux-ci de façon simultanée). Si ce n’est pas le cas, il faut un gouvernement unique doté de pouvoirs étendus, dont une politique budgétaire intégrée qui permet des interventions dans certains pays si cela s’avérait nécessaire (7). Or, les pays de la périphérie (Grèce, Portugal, Espagne, Irlande, etc.) n’étaient évidemment pas « similaires » à ceux du centre (France, Allemagne, Benelux, Autriche) et le pouvoir sur la politique budgétaire donné par le Pacte de Stabilité au gouvernement européen (dont l’existence est encore à prouver !) est largement insuffisant. Et ce serait rêver que dans les conditions de gouvernance actuelle, l’UE puisse le renforcer dans un délai raisonnable. Mettre d’accord tout ce petit monde semble hors de portée.

Voilà où nous ont mené et où continuent de nous entraîner nos grands hommes et femmes politiques. Et ce ne sont malheureusement ni les républicains américains, ni la Commission Européenne, ni Saint-Nicolas S. ou l’angélique Mme M. qui nous sortiront de l’ornière. Cicéron avait raison : les mauvais dirigeants ont imprégné la cité.

(1) Merci à N.C. de me l’avoir envoyé, me disant que j’en ferais certainement quelque chose.

(2) Paul Krugman, Nobody understands debt, New York Times, Jan. 1, 2012 http://www.nytimes.com/2012/01/02/opinion/krugman-nobody-understands-debt.html

(3) EIU Special Report, State of the Union : Can the euro zone survive its debt crisis, March 2011.

(4) Les banques européennes semblent cependant de plus en plus rétives à utiliser ces fonds pour acheter de la dette souveraine des pays européens, qui sont sans cesse forcés de lancer de nouveaux emprunts pour repayer ceux qui viennent à échéance. Voir New York Times, Jan. 12, 2012, http://dealbook.nytimes.com/2012/01/11/for-europe-few-options-in-a-vicious-cycle-of-debt/

(5) Ces mots semblent dus à Tommaso Padoa Schioppa, qui est néanmoins un des pères de l’euro.

(6) Voir à ce sujet l'article d’André Sapir, European integration at the crossroads: A review essay on the 50th anniversary of Bela Balassa’s ‘Theory of Economic Integration’, Journal of Economic Literature 49 (2011), 1200-1229. Au passage, merci à A.S. qui a bien voulu relire et améliorer une première version de ce blog.

(7) Ainsi, aux Etats-Unis, la faillite financière de la Californie, qui pèse bien plus lourd dans l’économie américaine que la Grèce ou le Portugal dans la zone euro, n’a pas eu d’effet sur le dollar, parce que l’Etat central (Washington) peut intervenir.

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