vendredi 22 avril 2011

La paille et la poutre (Luc 6, 41-42)

Aucun commentaire:

Victor Ginsburgh

Oui, je sais c’est Pâques, et on devrait parler des cloches qui viennent de Rome, des petits lapins qui déposent des œufs en chocolat dans les jardins, et des enfants qui les cherchent.

Il se fait que viennent de se passer deux événements dont je ne peux m’empêcher de parler en les liant. Le premier relève d’une pulsion sexuelle réellement exercée par un prêtre, l’autre est sans doute aussi provoquée par une pulsion sexuelle, mais elle s’est plus modestement traduite par une création artistique.

Le premier « acteur » court toujours et donne des interviews. Un groupe de chrétiens vient par contre de détruire l’œuvre du deuxième dans un musée d’Avignon.

Le 14 avril 2011, l’ancien évêque de Bruges, Monseigneur Vangheluwe annonce sans la moindre gêne, le « sourire aux lèvres » (1), que ce n’est pas un neveu qu’il aurait « lutiné » mais deux, et qu’une nièce aurait peut-être aussi fait les frais de ses appétits sexuels. Il ose répondre : « à mon grand étonnement cela va plus ou moins », quand on lui demande « comment vivez-vous ? ». Et le Vatican, en la personne du Pape Benoit XVI (qui béatifie dans quelques jours son prédécesseur, un homme remarqué pour avoir nié et fait obstruction à traduire devant les tribunaux les prêtres coupables d’abus sexuel (2)), comme l’archevêque de Malines-Bruxelles qui est aussi primat de Belgique, Monseigneur Léonard, continuent de garder le silence. Monseigneur Vangheluwe, quant à lui, se promène entre Bruges, Rome, la Loire, et ailleurs, au point qu’aujourd’hui on ne sait plus trop où il est.

L’artiste américain Andrès Serrano fait des photographies qui « outragent » les bonnes gens. Photos de morts dans des morgues, photos d’armes à feu, photos à caractère sexuel, photos de corps plongés dans des liquides et des excrétions du corps humain : transpiration, lait, sperme, sang, urine, seuls ou mélangés. L’une d’elles qui date de 1987, Piss Christ (un crucifix baignant dans un verre d’urine (3)), avait déjà provoqué l’ire de Jesse Helms, député républicain ultra-réactionnaire, à l’époque où elle avait été exposée, parce que la galerie qui l’exposait avait bénéficié de subventions publiques.

Cette œuvre est actuellement exposée dans un musée en Avignon. Civitas, une association catholique intégriste considère qu’elle devrait être retirée. Elle est soutenue en cela par l’archevêque d’Avignon qui suggère qu’il s’agit d’une offense à la foi catholique (4). Le 17 avril 2011, l’œuvre a été détruite par des groupes des chrétiens fondamentalistes, auxquels se sont associés des militants de l’extrême droite française.

L’acte de Vangheluwe semble manifestement moins déranger que celui de Serrano. On peut donc, sans honte, lutiner, voire violer, des enfants, à condition d’être prêtre. Mais on ne peut pas, comme Serrano, plonger un crucifix dans l’urine, parce que la religion ne peut pas le supporter.

Ne serait-il pas temps que la justice belge s’occupe de Vangheluwe et que l’on fiche la paix aux artistes, même lorsqu’ils outragent. On n’oblige personne à aller voir des œuvres qui dérangent.

A l’usage de ceux qui regardent et se plaignent, Nezami de Ganjeh, poète persan du 12e siècle a écrit « Vous avez l’habitude de voiler les visages. Il serait plus juste de voiler les yeux. Car, s’il est indigne de dévisager un visage inconnu, c’est donc le regard qui est coupable, pas le visage ».

Les neveux de Monseigneur Vangheluwe n’avaient pas ce choix.


(1) http://resteralecoute.blogspot.com/2011/04/belgique-pedophilie-linterview-de-mgr.html

(2) Fast-Track Saint: Why is the Vatican rushing the beatification of a pope who oversaw its worst scandal in centuries?, Newsweek, April 25, 2011, pp. 13-14.

(3) Voyez http://en.wikipedia.org/wiki/Piss_Christ

(4) http://culturebox.france3.fr/all/34759/le-piss-christ-d_andres-serrano-dechaine-les-passions-au-musee-d_art-contemporain/#/all/34759/le-piss-christ-d_andres-serrano-dechaine-les-passions-au-musee-d_art-contemporain

Jeans sablés

Aucun commentaire:

Pierre Pestieau

Il faudrait être aveugle pour ne pas voir, dans nos rues, les jeunes de 7 à 77 ans portant des jeans neufs et pourtant usés. Ceux-ci sont obtenus à partir de la technique de sablage, qui « achève » le traitement de la toile de jean en pulvérisant du sable sous haute pression.

Ce procédé expose les travailleurs à la silice qui, libérée lors de la pulvérisation, engendre la silicose, une maladie provoquée par l'inhalation de ces particules de poussières, qui entraîne une inflammation chronique, une fibrose pulmonaire et une réduction progressive et irréversible de la capacité respiratoire. Elle peut entraîner la mort.

En Turquie, où de nombreuses usines de fabrication de jeans sont implantées, cette maladie a déjà fait des ravages : 1 200 ouvriers souffriraient de silicose, 47 sont décédés à ce jour. Ceci n’est qu’un exemple de produit dont la production s’accompagne de risques que le consommateur préfère ignorer. Il en existe tant d’autres qui entraînent des risques pour les travailleurs mais aussi pour les consommateurs. Par exemple, ces aliments dont nous parlent deux livres récents Notre poison quotidien et Le livre noir de l’agriculture (1) et ces textiles à bas prix que fabriquent des enfants qui n’auront souvent qu’une vie courte et misérable.

Que faire face à ces situations ? Demander à l’Etat d’interdire ? Boycotter ? Faire payer le juste prix ? Je me contenterai ici d’évoquer les implications d’une mesure apparemment simple et peu contraignante, à savoir l’obligation d’étiqueter dans le détail les procédés de fabrication, l’origine du produit, ses ingrédients (2). Je ferai l’hypothèse très stricte qu’un tel étiquetage est possible et fiable. En d’autres termes, quand vous achetez un poulet à 5 euros le kilo vous savez exactement dans quelles conditions il a été élevé (aliments dont il a été nourri, espace dans lequel il a vécu et conditions de travail des éleveurs). Il en est de même pour le ballon que vous donnez à vos enfants ou le pull de cachemire que vous offrez. La question que je voudrais soulever est simple : A quoi doit-on s’attendre de la part de l’industrie et des consommateurs si un tel étiquetage « parfait » était pratiqué ? Un changement à 180 degrés ou le statu quo absolu ? Ma conviction est que quasiment rien ne changera. Cette conviction s’appuie sur deux faits : La plupart des industriels et des consommateurs savent déjà tout cela et la majorité préfère la gratification instantanée aux considérations de long terme. Certes ce comportement n’est pas irréversible mais pour l’instant il est celui qui, selon Edgar Morin, « emporte le vaisseau terre vers de très probables catastrophes en chaîne ».

Je voudrais conclure par deux remarques qui répondent à des questions qui viennent à l’esprit. D’abord, il ne faut pas oublier que les risques que les producteurs font encourir aux travailleurs et aux consommateurs ont une certaine rationalité : abaisser les coûts. En d’autres termes, il n’existe pas de jean sablé ou de poulet à 5 euros qui aient pu être produits dans des conditions irréprochables. Pour avoir ces conditions, il faut payer le prix. Ensuite, il convient de noter qu’il y a une différence entre les jeans sablés et les poulets aux hormones : dans le premier cas, on recourt à un procédé mortel, destiné à satisfaire les exigences futiles de la mode ; dans le second, les poulets bon marché sont pour beaucoup le seul moyen de permettre à leur famille de consommer de la viande.

(1) Marie Monique Robin, Notre poison quotidien, La Découverte/Arte Editions, 2011 et Isabelle Saporta, Le livre noir de l’agriculture, Fayard, 2011.

(2) Un premier pas dans ce sens est le programme européen REACH, qui fait porter à l'industrie la responsabilité d'évaluer et de gérer les risques posés par les produits chimiques et de fournir des informations de sécurité adéquates à leurs utilisateurs.

dimanche 17 avril 2011

Crise, mondialisation et clochemerlisation

Aucun commentaire:

Pierre Pestieau

Nos pays deviennent autant de Clochemerles. (1) Sans doute est-ce là un des effets de la mondialisation et plus immédiatement de la crise. Deux phénomènes qui dépassent non seulement les citoyens mais aussi ceux qui nous gouvernent et nous informent. Nos gouvernants ne contrôlent plus la plupart des leviers de la politique économique ; ils ne comprennent souvent pas ce qui se passe et en sont donc réduits à s’intéresser à l’accessoire, aux faits-divers et à la peoplisation. (2) Notre presse qui naguère faisait encore sa une avec la politique nationale et internationale semble aujourd’hui attirée par les événements sportifs, les chiens écrasés et la vie des stars et starlettes. Les spécialistes de la communication ont décrit ce phénomène mais il frappe tout un chacun. Des journaux respectables comme le Monde ont dû s’aligner; les hebdomadaires engagés comme le Nouvel Observateur ont suivi la mode des marronniers et s’intéressent au sexe, à la franc-maçonnerie, au vieillissement, au couple, aux régimes alimentaires, … Dans les journaux ou sur les plateaux de télé, on demande aux peoples ce qu’ils pensent de la réforme des retraites, de la crise des subprimes, du développement durable et du péril chinois. Plus près de nous, nos quotidiens interrogent régulièrement des « intellectuels » de tout genre sur des questions sur lesquelles ils n’ont pas plus de compétence que le citoyen lambda. L’écart entre les conversations de bistrot et celles de soi-disant spécialistes se réduit ce qui ne veut pas dire que le niveau des premières s’est élevé.

Ce phénomène a pris une nouvelle ampleur avec la crise institutionnelle que connaît notre pays. Les premiers mois, les unes de journaux écrits ou parlés étaient consacrées à la crise; depuis plusieurs mois, les unes se sont éloignées de cette crise pour s’intéresser à la Lybie, à la Tunisie, à l’Egypte ou, plus sérieusement, au retour de Johnny.

Est-ce inéluctable? Est-ce là un propos qui fleure le regret stérile de temps révolus nécessairement meilleurs? Est-ce à rapprocher du débat sur l’éducation et le trop fameux « le niveau baisse »? Pas vraiment d’autant qu’il y ici a des solutions et des raisons de se réjouir.

Si les médias traditionnels ne nous informent pas correctement, l’internet dont l’accès se généralise est un recours efficace. Il nous informe rapidement sur des questions spécifiques. Tel homme politique affirme sans nuance que nous avons le taux d’imposition le plus élevé ou la productivité la plus forte au monde, mais il est facile en googlisant de vérifier l’information. Les chaînes de télévision traditionnelles ont perdu une partie de leur qualité ou ont du s’aligner sur des chaînes plus racoleuses mais, simultanément, nous disposons aujourd’hui d’excellentes chaînes thématiques. Les journaux écrits ou télévises ne disent plus un mot du Japon parce que la Lybie offre des nouvelles plus racoleuses, mais on peut s’informer sur Fukushima sur des sites comme Mediapart ou Gazette d'@rrêt sur images. Tout cela demande évidemment une volonté de comprendre, de se cultiver et un refus d’accepter la bouillie médiatique qui nous est gracieusement offerte.

(1) Clochemerle est un roman satirique publié en 1934 ; il a connu un succès immédiat et durable. Le toponyme http://fr.wikipedia.org/wiki/Toponyme, aujourd’hui entré dans la langue courante, sert à désigner un village déchiré par des querelles burlesques.

(2) La peoplisation ou pipolisation est la propension des médias à accorder de l’importance aux personnalités du monde du spectacle, de la politique et du sport en étalant au grand jour leur vie privée.

Indignité

Aucun commentaire:

Victor Ginsburgh

La SABAM (Société d’Auteurs Belge – Belgische Auteurs Maatschappij) est à l’origine d’une nouvelle idée qui permettra, prétend-elle une fois de plus, d’accroître les revenus des auteurs (je suis sûr qu’il y en pas mal d’autres dans ses grands cartons à projets).

Elle envisage de taxer les camionneurs et transporteurs qui écoutent la radio dans la cabine de leur camion : la cabine est en effet un lieu de travail. Prétexte : « Sous la présidence du ministre Van Quickenborne [elle a] conclu l’accord Unisono avec les entreprises, qui prévoit que toutes les entreprises payent une contribution pour la musique sur le lieu de travail, en fonction du nombre de personnes. [Celles qui emploient] moins de neuf personnes en sont même exonérés », a déclaré le porte-parole de la SABAM Thierry Dachelet. Mais quelle générosité ce même !

On considérera bientôt que se rendre sur son lieu de travail ou en revenir fait partie du travail, et qu’il vous faudra payer une redevance si vous écoutez la radio tout en vous livrant au co-voiturage. Vous aurez le choix entre polluer davantage (en refusant le co-voiturage) ou payer davantage de droits à la SABAM, puisque vous avez un passager dans la voiture et que vous le gratifiez d’un concert. C’est ce qu’on appelle le principe du « non pollueur payeur ».

Merveilleuse SABAM, qui, par ailleurs, n’arrête pas d’être prise dans des scandales. En 2007, « la société et ses dirigeants, ont été inculpés de falsification des comptes annuels, d'abus de confiance et de blanchiment d'argent. La falsification des comptes annuels aurait servi à camoufler de l'argent noir versé à un fonctionnaire des Finances et l'argent aurait été blanchi via l’ASBL Caisse d'entraide et de solidarité de la SABAM. Le président du conseil d'administration et l'administrateur-délégué figurent parmi les inculpés ». (1)

Dernière idée en date, mineure sans doute par rapport à la précédente : faire payer des droits pour de la musique qui n’existe pas. (2)

Autre idée : faire payer 82 euros pour un concert donné dans une salle de 0,99 mètre carré organisé par un groupe provocateur, pour voir où les choses pourraient aller. La SABAM annonce en effet des tarifs pour des salles allant de 1 à 100 mètres carrés, mais pas de moins d’un mètre carré ! Réponse de la SABAM : en fait 1 mètre carré signifie zéro mètre carré donc vous devez 82 euros de droits d’auteur. (2)

La SABAM n’est pas seule qui « fait dans le comique ». Une société de gestion de droits d’auteur anglaise a menacé d’une taxe de 99£ toute personne qui faisait écouter de la musique classique à ses chevaux. (3) Ben oui, les chevaux aiment aussi la musique et finalement, il n’y a peut-être pas tellement de différence entre une écurie et une salle de concert.

Une nouveauté encore. Les sociétés d’auteurs, soutenues en cela par la Commission Européenne et son souci de réglementer, veulent imposer une taxe sur le hardware (ordinateurs, téléphones portables, …). Cette taxe devrait permettre aux auteurs, artistes et autres ayants droit de récupérer grâce à la générosité de la SABAM et de l’une ou l’autre des 26 sociétés d’auteurs installées en Belgique (26 sociétés, imaginez, y a du pognon à faire dans ce secteur !), de récupérer la perte engendrée par le pillage de ces sagouins de pirates qui téléchargent gratuitement.

Pas de chance. Dans un article qu’ils viennent d’écrire, Patrick Legros et Victor Ginsburgh (4) montrent qu’imposer de telles taxes risque de réduire les recettes des ayants droits au lieu de compenser les pertes qu’ils encourent suite au « piratage ». Mais enrichit les sociétés d’auteurs.

Pensez-vous que qui que ce soit tiendra compte de cette étude? Non, la SABAM, la SCAM et les 25 autres ont faim et les restaurants que ses cadres fréquentent sont excellents.

Merci d’avance à C. de me défendre si A.B. envoyait une deuxième lettre indigne au Recteur de mon université lui demandant de prendre des mesures pour me remettre en place.

(1) Voir La Libre du 26/10/2007.

(2) Voir http://www.allvoices.com/s/event-8152006/aHR0cDovL3d3dy50ZWNoZGlydC5jb20vYXJ0aWNsZXMvMjAxMTAyMDkvMDQxMDE0MTMwMjIvYmVsZ2lhbi1jb2xsZWN0aW9uLXNvY2lldHktc2FiYW0tY2F1Z2h0LXRha2luZy1jYXNoLW1hZGUtdXAtYmFuZHMtaXQtZGlkbnQtcmVwcmVzZW50LnNodG1s

(3) Voir http://www.allvoices.com/s/event-8152006/aHR0cDovL3d3dy50ZWNoZGlydC5jb20vYXJ0aWNsZXMvMjAxMTAyMDkvMDQxMDE0MTMwMjIvYmVsZ2lhbi1jb2xsZWN0aW9uLXNvY2lldHktc2FiYW0tY2F1Z2h0LXRha2luZy1jYXNoLW1hZGUtdXAtYmFuZHMtaXQtZGlkbnQtcmVwcmVzZW50LnNodG1s

(4) Patrick Legros et Victor Ginsburgh, The economics of copyright levies on hardware, ECORE Discussion Paper (téléchargeable à l’adresse http://www.ecore.be/DPs/dp_1301571896.pdf)

dimanche 10 avril 2011

Notes de lecture

Aucun commentaire:
Victor Ginsburgh
J’avais, il y a quelques mois de cela, et malgré ma détestation du personnage, acheté le dernier ouvrage de Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Prix Goncourt 2010. Et même mieux, je l’ai lu. Sans déplaisir d’ailleurs.
Mais sans le même bonheur que celui pris à lire le pastiche écrit par un certain Michel Ouellebeurre, intitulé La tarte et le suppositoire, Prix Concours 2010. Beaucoup plus court que le premier, beaucoup moins cher et beaucoup plus drôle. En voici quelques extraits pour vous allécher :
« Michel Ouellebeurre était le plus grand écrivain de la rive gauche réfugié en Irlande du Nord. Plus grand que Tahar Ben Choucroute, plus grand que Philippe Chollairs, plus grand qu’Anna Musso, plus grand même que Jean d’Ormesson qui venait d’écrire son ultime livre pour la dix-huitième fois : C’était vachement bien ! qui succédait à On s’est bien marré, à Avec mon meilleur souvenir, à Un petit clapotis dans l’eau tiède, à Dieu m’attend moi non plus, et à l’inoubliable Ma dernière érection sera pour vous, que l’académicien avait spirituellement dédié à Madame Récamier et à Rachida Dati » (pp. 24-25)…
« Jed se réveilla en dormant. Dans son plumard il était plus tard que la veille à la même heure, mais avec son plumeau il était plus tôt que le lendemain. Longtemps il s’était couché tard en lisant du Léautaud, mais maintenant il se couchait tôt en lisant du Léotard » (p. 37)…
« La [mouche] drosophile est utilisée pour voir comment ségrègent les gènes (test-cross hybridation). De retour de Sarajevo le philosophe Bernard-Henri Lévy a écrit un traité sur la drosophile appelé Botul et mouche cousue, qui fait encore autorité » (pp. 12-13). (1)
Tout ça pour 4,80 Euros.
Mais il y a aussi des livres moins drôles. Dont l’un que je n’ai pas encore acheté, et forcément pas lu, mais comme le précise Pierre Bayard, dans un joli petit livre (2) acheté et lu, on peut aussi parler des livres que l’on n’a pas (encore) lus. En l’occurrence il s’agit du dernier John Le Carré (3) qui, selon lui, est basé sur un article paru dans The Observer du 13.12.2009. Voici ce qu’en dit Le Carré, dans une interview parue dans Le Monde du 7.4.2011 :
« Vous voyez, ce papier [de l’Observer] est titré : L'argent de la drogue a sauvé les banques pendant la crise mondiale. La source, c'est un certain Antonio Maria Costa, qui dirigeait alors l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime organisé (ONUDC). Selon lui, il existerait des preuves démontrant que certains prêts interbancaires ont été financés avec des fonds venant du commerce de la drogue et d'autres activités illégales, et que cet argent aurait donc été effectivement blanchi afin de sauver le système, lorsqu'il était confronté à un manque de liquidités et sur le point de s'effondrer. L'article avance même un montant : 352 milliards de dollars (245,5 milliards d'euros) ». Ce qui, ajoute naïvement l’Observer (4), posera des questions relatives à l’argent blanchi par les criminels de la drogue sur le système économique en temps de crise. Ben voyons, pourquoi pas si ça permet de sauver les banques…
Je voulais vous montrer que même si, durant ma troisième jeunesse, je lis Houellebecq, dans mon âme d’enfant, je reste un économiste…
(1) Allusion au peu célèbre livre du célèbre BHL, De la guerre en philosophie, Paris : Grasset, 2010. Le grand homme, piégé par le canular de Frédéric Pagès et signé Jean-Baptiste Botul, La vie sexuelle d’Emmanuel Kant (dont je vous entretenais il y a quinze jours), cite Botul comme une de ses sources sur Kant. Bof, entre grands philosophes comme Kant et BHL, cela se fait, paraît-il. Il s’agit du même BHL que celui qui vient d’écrire que la guerre de Libye est « une guerre juste » (voir La Dépêche du Midi du 21.3.2011 ; on peut trouver copie de cette brillante et chevaleresque sortie sur le site web de BHVL, qui contient aussi des photos admirables de ses chemises et de sa chevelure).
(2) Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, Paris : Editions de Minuit, 2007.
(3) Un traître à notre goût, Paris : Seuil, 2011. John Le Carré est l’auteur de L’espion qui venait du froid qui a paru en 1963.

samedi 9 avril 2011

Du pain et non des jeux

Aucun commentaire:

Pierre Pestieau

En ce début de printemps on reparle de nombreuses manifestations sportives dont certaines grèvent lourdement des budgets publics déjà déficitaires. La célèbre formule "Du pain et des jeux" date de l'Antiquité romaine. 
C'est Juvénal qui en est l'auteur. Il l'a écrite pour évoquer les besoins fondamentaux du peuple de Rome qui vivait alors dans la misère. Pour éviter les émeutes et les révoltes, les consuls et les empereurs ont organisé des distributions de farine gratuite, avec l'aide des boulangers devenus fonctionnaires d'Etat et des jeux de cirques que le cinéma américain a amplement illustrés. A cette époque il n’existait pas d’économistes pour signaler le nécessaire arbitrage budgétaire qu’il pouvait y avoir entre ces deux façons d’apaiser le peuple. Plus de pain implique en effet moins de jeux.

Cet arbitrage existe encore aujourd’hui à propos de manifestations sportives organisées au niveau local, régional ou national, telles que le départ ou une étape d’un grand tour cycliste, l’organisation d’un grand prix de Formule 1, l’accueil de la Coupe du Monde de football ou des Jeux Olympiques. On reconnaît que ce sera cher mais que les conséquences seront importantes en terme de chiffre d’affaires pour le secteur Horeca ou plus encore en terme d’image. Il va sans dire que mesurer ces deux types de retombées, surtout la seconde relève de l’habituel « mission impossible » même s’il est toujours possible de trouver les experts et les consultants qui seront tout à fait disposés à effectuer les mesures qui iront évidemment dans le sens souhaité par le commanditaire.

Le sujet est récemment revenu dans l’actualité avec la crise grecque dont on dit qu’elle est en partie imputable aux dépenses gigantesques encourues à l’occasion des Jeux Olympiques de 2004 ou encore avec les difficultés de financement par une région financièrement exsangue du circuit de Francorchamps et de son grand prix de Formule 1. Dans ces deux cas, les esprits chagrins ont eu beau jeu de signaler que l’argent public aurait pu être dépensé à meilleur escient. La population pourrait avoir besoin d’emplois plutôt que de jeux. C’est en effet un emploi ou, à défaut, de bonnes allocations sociales qui permettent d’acheter le pain.

La plupart des économistes qui se sont penchés sur la récente coupe du monde de football en Afrique du sud pensent que les nombreuses installations qui ont été construites ne serviront presque plus. Ils critiquent le détournement des dépenses de l’Etat alors qu’elles auraient pu être mieux utilisées ailleurs, par exemple sur des projets sociaux, tels que des écoles et des hôpitaux. Dans un livre récent, Kuper et Szymanski reconnaissent que l’organisation de ce type d’événement « ne vous rend pas riche mais vous rend heureux » (1) Ce constat confirme bien que l’on ne peut avoir du pain et des jeux, mais l’un ou l’autre, et à choisir, je préfère le premier.

(1) Simon Kuper and Stefan Szymanski, Soccernomics, New York: Nation Books, 2009.

dimanche 3 avril 2011

Charité bien ordonnée commence par un Etat juste

1 commentaire:

Pierre Pestieau

« Privatiser l’intérêt général ». Cette formule entendue récemment je ne sais plus où à propos d’une manifestation en faveur de la philanthropie est surprenante. Il ne s’agit pas de la privatisation de services publics et autres activités de nature collective comme les prisons, la poste ou les chemins de fer, à laquelle nous sommes maintenant habitués. Il s’agit de la privatisation du financement d’activités normalement dévolues à la puissance publique, comme l’aide aux citoyens déshérités. L’exemple typique de ce phénomène est la multiplication de cadeaux fiscaux accordés aux philanthropes de tout genre.

Les contributions charitables sont très répandues dans les pays dits anglo-saxons et les déductions fiscales plus importantes que chez nous n’expliquent pas l’entièreté de leur succès. Dans ces pays, l’idée qui prévaut est que la charité individuelle est préférable à la solidarité publique pour lutter contre l’exclusion et la précarité. Cette tradition a connu son apogée sous la présidence de Bush junior avec ce qu’on a appelé le « compassionate conservatism » (« conservatisme compassionnel »). Le postulat sous-jacent de cette vue est que l’État providence est incapable de résoudre le problème de la pauvreté et qu’il vaut mieux confier cet objectif à des organismes privés (associations, fondations, églises). Pour financer ces programmes l’administration a mis en place des réformes fiscales qui permettent aux donateurs de déduire les dons de leurs impôts à hauteur de plus de 50 %. Récemment, à l’instigation de Nicolas Sarkozy, d’abord ministre de l’intérieur puis président de la république, la France offre aujourd’hui un régime extrêmement favorable aux contributions charitables, sans doute le meilleur d’Europe. L’intention avouée est de permettre au secteur philanthropique de se substituer progressivement à un Etat exsangue dans certaines de ses missions culturelles, scientifiques et sociales.

Ces trois domaines doivent être distingués. S’il peut être prouvé que le mécénat est favorable à la production artistique et à la diffusion des œuvres, pourquoi pas ? Si certaines recherches coûteuses peuvent bénéficier des contributions volontaires des citoyens, pourquoi pas ? En revanche, confier à des organisations charitables, religieuses ou pas, la responsabilité de la protection sociale il y a un pas qu’il faut se garder de franchir. La différence entre l’Etat et la meilleure des organisations caritatives est fondamentale. Seul l’Etat peut garantir l’universalité de la protection et de l’assistance sociales. L’Etat idéal est impartial et neutre ; à la différence des dames patronnesses d’aujourd’hui, il n’a pas ses pauvres ou ses œuvres mais s’adresse à tous sans conditions. Certes l’Etat n’est pas toujours aussi efficace et impartial qu’on le souhaiterait. La solution n’est pas la fuite vers le secteur non marchand mais l’amélioration du fonctionnement de l’autorité publique.

Ajoutons que le secteur marchand n’est pas uniquement peuplé de gens désintéressés et dévoués. Il est utile de rappeler le scandale de l'ARC (Association pour la recherche sur le cancer) qui choqua tant la France il y a une dizaine d’années avec des unes de journaux du type : « Une piscine, des voitures de fonction, des domestiques et des maîtresses avec l’argent du cancer ». Le patron de l’ARC avait détourné quelque 45 million d’euros. Plus près de nous, cette semaine, le Canard Enchaîné du 23 mars 2011 rapportait dans une de sa chronique intitulée Charity International que certains dirigeants d’Amnesty International touchaient des salaires ou des indemnités de licenciement dignes des grosses entreprises privées.

(1) Dans le même esprit, le Nouvel Observateur du 31 mars 2011 intitule sa recension « La Crise Fiscale qui Vient » de Brigitte Alepin : Les ‘philanthropes’ confisquent l’action publique.

A Propos de la Langue Flamande

2 commentaires:

Victor Ginsburgh

Qu’il y ait des raisons politiques qui expliquent et enveniment les relations entre francophones et flamands en Belgique me paraît évident. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Je voudrais m’en tenir à l’aspect linguistique seul, et là les francophones ont le grand tort de dénigrer la langue flamande.

Un article paru dans le Soir du 22 septembre 2010 rapporte les propos d’une interview qu’un journaliste a eue avec Jacques Charles Lemaire, historien des langues et codicologue (1) à l’Université Libre de Bruxelles. Voici ce que dit M. Lemaire :

« Pour les Wallons, vu le prestige dont bénéficiait le français, c’est aux étrangers d’apprendre cette langue. Pendant longtemps, au XIXe siècle, le français a été la langue de l’intelligentsia. Le néerlandais existe au terme d’une longue histoire ; le français avait déjà l’histoire derrière lui ».

Déjà là, je me permets de lever le sourcil gauche. Je n’aime guère le terme « intelligentsia », puisque à l’exception des professeurs d’université, dont fait partie M. Lemaire, il exclut la majeure partie de la population.

Mais (et là je lève mes deux sourcils) je ne comprends ni ne puis accepter la suite de cette phrase sur l’ « histoire des langues ». En effet, le néerlandais, comme le français ont tous deux une « longue histoire », et l’histoire de l’un n’est pas plus longue ni plus courte que celle de l’autre. Les deux langues sont indo-européennes, un des grands groupes parmi les langues eurasiatiques, et qui comprend 449 langues (2). Le néerlandais (et le flamand aussi d’ailleurs) sont moins éloignés de la racine indo-européenne que ne l’est le français (3). Le premier fait partie de la branche germanique, l’autre de la branche romane (ou romance). Il semble y avoir eu moins de langues intermédiaires entre le néerlandais et la source indo-européenne qu’entre le français et cette source. Donc que veut dire longue histoire ? Que le français est né plus tôt que le néerlandais ? De quand date le français ? Est-il possible pour un individu moyennement doué, comme je le suis, de lire Rabelais (1494-1553) écrit en français du XVIe siècle plus facilement que Vondel (1587-1679) ? Rien n’est moins sûr. Alors quand est né le français que parlent aujourd’hui les Wallons ? A-t-il vraiment une plus longue histoire que le flamand parlé par nos amis du nord de la Belgique ? Comment définit-on la longueur de l’histoire d’une langue ? Où commence une langue, et où finit celle qui est à son origine et dont elle descend ? Ce n’est pas un coup de baguette magique qui transforme une langue en une autre, c’est une lente évolution. Et les noms de langues sont des conventions décidées à un moment donné. Le linguiste suédois Janson consacre un chapitre de son élégant petit ouvrage à la question « Dante écrivait-il en italien ou en latin » ? (4)

Je trouve totalement inappropriées d’autres parties de l’article. Expliquer pourquoi tant de francophones butent sur la langue néerlandaise par la « tendance de l’être humain à ne pas apprendre ce qui ne lui est pas utile » me paraît complètement déplacé. Lorsqu’on vit dans un pays bilingue, il me paraît, au contraire, utile et nécessaire d’en connaître les deux langues, ne fût-ce que de façon passive. En outre, ne pas apprendre ce qui n’est pas « utile » relève de la paresse, de la bêtise et du manque d’intérêt pour la culture de l’autre, ce qui n’est pas très différent de ce que disait Yves Leterme dans son interview à Libération (18 août 2006) : « Mais apparemment les francophones ne sont pas en état intellectuel d'apprendre le néerlandais, d'où la prolongation de ce statut d'exception [des communes à facilités] » ou de ce que Ginsburgh et Weber (5) ont écrit en juin 2006 : « Nous sommes forcés de constater que la partie francophone se trouve dans une situation très défavorable, et que celle-ci ne changera guère à défaut d’investissements importants dans l’enseignement des langues, et peut-être davantage encore, à défaut d’un changement de mentalité qui permette de percevoir l’importance des langues » et encore « Une population peut être paresseuse et, jouer au passager clandestin en profitant du fait que l’autre communauté l’est moins », ce qui ne sert en rien les francophones, parce que les passagers clandestins se font finalement rattraper.

Comment peut-on, cher collègue Jacques Charles Lemaire, historien des langues à l’ULB, dire « Attention, je ne dis pas que le néerlandais n’est pas une langue de culture. Mais ce n’est pas une langue de grande culture ». Depuis quand existe-t-il des petites et des grandes langues, des petites et des grandes cultures, des langues de petite et des langues de grande culture. Dites-moi, c’est quoi la différence entre une « petite » et une « grande » culture ? Qui décide de la « dimension » d’une culture ? La peinture flamande du XIVe siècle est bien « plus grande » que la peinture française de la même époque.

S’il est vrai que le français est parlé (parfois très mal) par 60 millions d’individus comme première langue et qu’un nombre à peu près égal le parle (encore plus mal) comme seconde ou troisième langue, il faudrait dire aussi que l’anglais est la langue maternelle de 400 millions d’individus, auxquels il faut ajouter 1,1 milliard d’autres dont c’est la deuxième ou troisième langue. Il y a donc, dans le monde, dix fois plus d’individus qui connaissent l’anglais que le français.

A supposer que « le manque de motivation [d’apprendre le néerlandais] est évident chez les francophones, et s’explique par la domination du français » dit encore M. Lemaire, pourquoi les francophones n’apprendraient-il pas l’anglais plutôt que le français ? Paresse, bêtise ou manque d’intérêt pour la culture de l’autre ? Ou parce que l’anglais ne « domine » pas le français ? C’est quoi une langue qui domine ?

Le genre d’élucubrations idéologiques dont il est question plus haut ne fait pas beaucoup progresser le débat, pas plus que d’entendre si souvent dire, « mais comme c’est vilain le néerlandais ».

Ce qu’il faut, c’est donner des raisons qui encouragent les jeunes à apprendre les langues étrangères, plutôt que de trouver des raisons qui les poussent à croire qu’ils ont raison de ne pas les apprendre.


(1) Je n’ai pas trouvé le mot dans le Nouveau Petit Robert. Voici ce que le site http://dictionnaire.reverso.net/francais-definition/codicologue en dit: « La codicologie est un domaine de la paléographie consacré à l’étude de la matière des manuscrits ».

(2) Voir Ethnologue, Languages of the World, M. Paul Lewis, ed., Dallas, TX: SIL International, 2009.

(3) Le néerlandais descend de l’indo-européen en passant par les branches et sous-branches suivantes : germanique, dont s’est détachée la sous branche bas saxon-bas franconien, qui a produit la sous-branche bas-franconien, qui a donné lieu au néerlandais et au flamand. Le français vient également de l’indoeuropéen, en passant par la branche italique, puis par la branche romance (contesté), sous-branche Ouest, puis Gallo-Romain, Oïl et finalement français. Voir www.ethnologue.com.

(4) Tore Janson, Speak, A Short History of Languages, Oxford University Press, 2002.

(5) Voir V. Ginsburgh et S. Weber, La dynamique des langues en Belgique, Regards Economiques, 62, juin 2006.