vendredi 25 novembre 2011

Juste un problème de vocabulaire ?

Victor Ginsburgh

Un récent article du New York Times (1) compare le vocabulaire utilisé par les politiciens qui décrivaient la crise des années 1930 à celui qu’ils utilisent en décrivant celle que nous sommes en train de vivre.

En 1934, des millions d’Américains sont au chômage et sont forcés de renoncer à leur logement. A l’époque, le Président Roosevelt crée un « Comité de Sécurité Economique », et dans un discours au Congrès, il souligne qu’il place en tête de ses priorités « la sécurité des hommes, des femmes et des enfants de la nation [qui veulent] des logements décents, localisés près des pôles d’emploi, ainsi que des garanties qui les protègent des infortunes qui ne peuvent être entièrement éliminées de ce monde que nous avons fait ». En 1936, paraît l’ouvrage de Keynes Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie et les Etats-Unis se dotent d’un système qui assure des pensions et protège contre le chômage.

En 2010, le Président Obama qui fait face à des circonstances très similaires, crée une « Commission Nationale de Réforme et de Responsabilité Fiscale », qui doit « remédier à la situation fiscale, faire des propositions qui assurent la viabilité à long terme du budget, et mettre un frein à la croissance des « droits » (2). En août 2011, le Congrès décide, non pas d’aider ceux qui sont dans le besoin, mais, dans un langage technocratique et abstrait, de réduire les « droits » et le déficit de $1 500 milliards en dix ans. Que veut dire 1 500 milliards de dollars pour tous ceux qui touchent des revenus de l’ordre de mille dollars par mois, voire moins, et qui n’ont pas la chance d’avoir des parachutes, sûrement pas dorés, mais pas même vaguement colorés ? En 1934, continue l’article, les mots utilisés étaient hommes, femmes, risque que court le bien-être des familles. Aujourd’hui les mots sont budget, réduction des dépenses sociales. Mais il serait injuste de ne pas reconnaître que le secteur public est autrement plus important aujourd’hui.

Dans son ouvrage, The Age of Fracture, l’historien Daniel Rodgers montre combien le discours public américain qui, en 1930, parlait des conditions de vie du citoyen moyen, parle aujourd’hui de préférences et de choix individuels, de théorie de l’agence, de contrats (3): « Le langage sociologique et la culture commune ont été remplacés par le langage économique et l’individualisme ».

Mais peut-être est-ce finalement la faute de Keynes lui-même, qui pensait que les économistes étaient bien meilleurs lorsqu’ils essaient de traiter de petits problèmes comme les dentistes qui examinent une petite partie du corps, mais peuvent quand même nous soulager. Au risque de perdre la vue générale et de nous faire mourir parce qu’ils n’ont pas détecté la gangrène qui menace le gros doigt de pied.

***

J’ai assisté, vendredi dernier, à une conférence à la KUL en l’honneur d’un collègue, professeur d’économie, en partance à la retraite (4). La dernière session était consacrée au futur de l’Union Monétaire Européenne. Elle réunissait six économistes de tous bords et un homme politique. Ce panel comptait deux belges, trois anglais, et deux allemands, des personnalités bien plus éminentes que le Super-Mario de mon blog de la semaine dernière. Presque sept avis différents allant de « il faut tout faire pour éviter que la Grèce et l’Italie quittent la zone euro », jusqu’à « il faut laisser les marchés ‘punir’ ces deux pays, et peut-être d’autres qui suivront », en passant par « c’est la faute des hommes politiques » qui, à tort, ont voulu l’Union Monétaire avant l’impossible union politique—ce qui est certainement une raison très vraisemblable. A terme nous en serons les victimes. En attendant, tous les pays s’accordent pour se serrer la ceinture, ou plutôt celles de leurs administrés, ce qui risque de conduire à une crise du style des années 1930. Sans aucun doute le plus mauvais commun dénominateur, concluait un des sept panelistes … un de plus libéraux.

Ce n’est ni très rassurant, ni très agréable d’être économiste aujourd’hui…

(1) T. Marmor and J. Mashaw, How do you say ‘Economic security’, The New York Times, September 23, 2011.

(2) Ou plutôt « droits acquis », ce qui traduit mieux le terme anglais « entitlements » de l’article du NYT.

(3) On assiste aujourd'hui à la banalisation du concept de responsabilité et de mérite. On parle de pauvres ou de chômeurs méritants, ce qui décharge la collectivité de ses responsabilités.

(4) Retraite due à la règle belge « la retraite à 65 ans », que l’on soit bon ou médiocre. En fait, il ira enseigner à Londres dans un des meilleurs établissements d’enseignement supérieur au monde.

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