vendredi 18 novembre 2011

Au nom de la transparence

Pierre Pestieau

Que de débats sur la transparence, qui est souvent perçue comme une vertu. Elle peut être un facteur de démocratie comme ce fut le cas de la « glasnost ». Elle est considérée comme un vecteur essentiel dans une économie vraiment libérale. Dans un ouvrage récent (1), la transparence est présentée comme la panacée du capitalisme financier ; mais comme souvent dans ce type de livre à thèse, il s’agit d’une transparence sélective. En réalité, trop de transparence peut être nuisible. Après tout, les tentures de nos habitations servent à préserver notre intimité et à limiter en quelque sorte un excès de transparence. Sans entrer dans le débat sur les éventuels excès de Wikileaks, je voudrais prendre deux exemples où trop de transparence peut être préjudiciable. Ils mettent en jeu le couple, le couple homme/femme traditionnel et le couple Flamand/Wallon.

Il est frappant de comparer la répartition des tâches ménagères telle qu’elle apparaît dans des enquêtes et telle qu’on la découvre dans des micros trottoirs. Les enquêtes régulières de l’INSEE (Institut National de Statistique en France), nous apprennent qu’au sein du couple la femme continue d’assurer l’essentiel des tâches domestiques, qu’elle ait ou non une occupation professionnelle. En revanche, quand elles sont interviewées de manière informelle, les femmes aiment à dire que leurs maris ou compagnons participent amplement à ces tâches. La série télévisée américaine Madmen, qui a pour cadre le New York publicitaire des années 1960, utilise jusqu’à la caricature deux caractéristiques de cette époque : le tabagisme et la femme au foyer. Imaginons que dans les couples modernes, un compteur puisse mesurer avec précision l’implication de l’homme et de la femme dans le travail ménager. Apparaîtrait alors, sur ce compteur situé entre l’horloge de la cuisine et le thermomètre, et en toute transparence, l’hiatus entre la croyance et la réalité ; il est vraisemblable que l’on assisterait à des tensions ingérables dans le couple. Ici comme dans d’autres domaines, l’impressionnisme est sans doute souhaitable.

Venons-en à la relation entre les deux principales régions belges (2). Il y a moyen d’organiser l’impôt sur les personnes physiques (IPP) de trois façons : un barème unique et des transferts implicites entre les régions, qui est le régime sous lequel nous avons vécu jusqu’ici ; des barèmes régionaux qui pourraient être différents, sans transferts entre régions, ce qui serait inefficace, parce que la perte subie par la Wallonie serait supérieure au gain du côté flamand ; et enfin, des barèmes régionaux différents, accompagnés de transferts explicites de la Flandre vers la Wallonie. Cette solution est sans conteste la meilleure. Par rapport au système actuel de barème unique, qui génère des transferts nord-sud implicites, tout le monde s’en trouverait mieux. Et pourtant…

En rendant explicite la « dépendance » d’une région par rapport à l’autre, on ouvre la porte à la remise en cause du couple national. Tant que tout va bien, pas de problème. C’est d’ailleurs le cas de la plupart des pays qui connaissent des transferts interrégionaux plus importants que les nôtres. Mais à la moindre étincelle, le feu de la discorde risque de mener au divorce. Ce risque n’est bien sûr pas limité à notre pays. Le problème dont il est question ici est celui du tagging (marquage, identification) ; il se pose dès lors qu’une société peut être segmentée en sous-groupes entre lesquels, pour des raisons de langue, de couleur, de taille, de culture ou de religion, il y a peu de mobilité. S’il y avait mobilité entre ces sous-groupes, tout avantage donné aux travailleurs qualifiés d’un sous-groupe entraînerait un afflux des travailleurs qualifiés appartenant à l’autre sous-groupe jusqu’à la disparition de l’avantage. La Belgique est caractérisée par une mobilité limitée entre ses différentes régions. En gardant un IPP fédéral, elle évite une remise en compte des transferts implicites qui, par définition, ne pouvent pas être explicités avec précision. Si l’on adopte des barèmes fiscaux différents, on opère une démarche souhaitable du point de vue de l’efficacité économique mais uniquement si cette opération est accompagnée par des transferts explicites d’une région à l’autre. Il est sans doute trop tard pour le couple belge ; mais la leçon peut servir à d’autres.

(1) Voir à ce sujet Augustin Landier et David Thesmar, La société translucide : pour en finir avec le mythe de l'État bienveillant, Paris : Fayard, 2010.

(2) Pour des raisons de clarté, je fais l’impasse sur Bruxelles et sur la communauté germanophone.

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