samedi 25 juin 2011

Sus aux gaspis

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Pierre Pestieau

Notre vie politique comme les hebdomadaires a ses marronniers (1), des thèmes récurrents sur lesquels tel ou tel homme politique se fait mousser l’instant d’une semaine. Dans cette catégorie, on peut mettre les diverses manières de faire de l’argent à faible coût avec les expressions toutes faites du genre « Faire mieux à moindre coût », la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, le bénévolat, la réduction du travail au noir et enfin la légendaire chasse aux gaspis. Non pas que je sous-estime l’importance de ces questions surtout dans une période où nos Finances Publiques subissent de plein fouet les effets de la crise. Ce que je trouve agaçant c’est que ces thèmes sont trop souvent évoqués par la droite et pas assez par la gauche. Car pour paraphraser Valery Giscard d’Estaing, la gauche n’a pas le monopole des gaspis (2).

Aux Etats Unis, les « travaux inutiles » proviennent le plus souvent de décisions décentralisées (au niveau des états ou des communes) et ont pout but essentiel de faire plaisir à l’électorat local. Le plus bel exemple est sans nul doute le Gravina Island Bridge, rapidement appelé le Pont vers nulle part (Bridge to Nowhere). Il s’agissait d’un projet de pont qui aurait remplacé le ferry reliant, en Alaska, la ville de Ketchikan et Gravina Island, une île qui, outre quelques dizaines d’habitants, abrite l’Aéroport International de Ketchikan. Le projet était littéralement pharaonique et inutile; il ne fut pas achevé mais coûta néanmoins une fortune aux contribuables américains. Il était soutenu par des politiciens républicains et reçut pendant la dernière campagne de 2008 l’appui temporaire de Sarah Palin.

Le Américains appellent ce type de pratique « Pork-barrel policy » (pork-barrel désigne un tonneau dans lequel le porc est conservé). Le Canadiens traduisent cette expression par « politique de l’assiette au beurre ». Des sommes énormes sont engouffrées chaque année dans ces pratiques qui ne sont ni de droite ni de gauche mais sont d’autant plus fréquentes qu’il n’y a pas d’alternance politique et que l’argent vient d’ailleurs, le plus souvent du gouvernement central.

Certains gaspis belges furent popularisés dans l’émission de Jean Claude Defosset « Les Travaux Inutiles ». Identifier des travaux et en trouver la sourceincompétence, corruption ou pork-barreln’est pas évident. Il est plus facile de qualifier un bout d’autoroute qui ne mène nul part de travail inutile que d’utiliser le même terme pour la nouvelle gare des Guillemins-Calatrava (3), dont personne ne met en doute les qualités esthétiques mais chacun se pose des questions sur sa pertinence économique et son gigantisme. Il faut du courage pour arrêter un projet, beaucoup plus que de mener jusqu’au bout une idée qui finira par s’avérer inefficace.

(1) Selon le Petit bréviaire du parfait journaliste débutant, « tout sujet récurrent qui fournit à intervalle régulier une info inintéressante au possible, mais vraiment pas épuisante à glaner (la rentrée des classes, le baccalauréat, les embouteillages du week-end, les « plages » en ville, les sports d’hiver, les universités d’été des partis politiques) ». http://www.oulala.net/Portail/spip.php?article1365

(2) Je pense particulièrement à l’interview du Président du Mouvement Réformateur dans Le Soir des 28 et 29 mai 2011.

(3) Lors de l’inauguration à grand frais de cette gare les journalistes et responsables politiques ont souvent utilisés l’adjectif « pharaonique » témoignant ainsi d’une lucidité remarquable et sans doute inconsciente. Je ne pouvais pas ne pas penser à la Côte d’Ivoire et à la basilique Notre-Dame de la Paix de Yamoussoukro, construite au milieu de nulle part. Son apparence et sa taille rappellent la basilique de Saint-Pierre à Rome. Le livre Guinness des records l'a reconnue en 1989 comme le plus grand édifice religieux chrétien au monde.

Obstination unilingue

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Victor Ginsburgh

Un article paru récemment dans le New York Times (1) décrit les recherches d’une neuropsychologue canadienne, Ellen Bialystok, qui étudie depuis plus de 40 ans les langues, et en particulier, le bilinguisme.

Certaines de ses découvertes sont étonnantes. Ainsi, lorsqu’on demande à des enfants de 5 à 6 ans si des phrases, telles que « les pommes se développent sur les nez » sont grammaticalement correctes, les unilingues répondent que « c’est une phrase stupide » alors que les bilingues expliquent (à leur manière) que « c’est une phrase stupide mais grammaticalement correcte ».

La raison est qu’il existe dans le cerveau un système de contrôle qui fait office de « manager ». Il permet de garder en tête plusieurs choses simultanément et de passer rapidement de l’une à l’autre. Chaque fois qu’un bilingue parle, les deux langues sont activées et son cerveau doit trier et s’intéresser à ce qui est le plus important dans le contexte du moment. Dès lors, les bilingues utilisent davantage le « manager » que les unilingues, ce qui rend leur système de pensée plus efficace et leur permet de gérer mieux des tâches simultanées.

L’imagerie médicale a aussi montré que les multilingues utilisent des zones différentes du cerveau que les unilingues pour résoudre des problèmes (pas nécessairement liés au langage) et qu’ils réagissent plus rapidement. Ceci semble être la conséquence d’un « câblage » différent des circuits nerveux chez les uns et les autres.

Mais il y a aussi des effets inattendus du bilinguisme sur la santé. Lors du vieillissement, le système cognitif des bilingues fonctionne différemment de celui des unilingues et les premiers exécutent mieux les tâches qui leur sont demandées. C’est ce qui a amené l’équipe de recherche d’Ellen Bialystok à s’intéresser à des adultes dont le système cognitif fonctionnait de façon anormale, en particulier ceux qui étaient atteints de la maladie d’Alzheimer. Elle a découvert qu’en moyenne, les symptômes de cette maladie se développent 5 à 6 ans plus tard chez les bilingues que chez les unilingues, ou plus exactement, les bilingues peuvent continuer à fonctionner de façon « normale » plus longtemps.

Je m’abstiendrai de faire ici des commentaires relatifs à la situation de la Belgique francophone — ces commentaires ne seraient d’ailleurs pas très différents de ce que je pourrais écrire à propos d’autres pays peuplés d’unilingues obtus comme la France, la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis. Pour ce qui concerne la Belgique, ceux qui sont intéressés peuvent consulter la référence (2). Aux avantages directs du bilinguisme qui y sont décrits, il faut maintenant ajouter que le système de pensée des bilingues est plus efficace, leur permet de gérer mieux des tâches simultanées et que le bilinguisme retarde l’apparition des maladies cognitives telles que la maladie d’Alzheimer.

On peut trouver regrettable que les bilingues doivent payer les soins de santé des vieux unilingues. Mais il est aussi vrai que si ces derniers décèdent plus vite, il y a des gains pour le système de retraites. Il faudra peut-être envisager des transferts entre soins de santé et retraites…

Un problème qui devrait intéresser le prochain gouvernement !

(1) Claudia Dreifus, The bilingual advantage, New York Times, May 30, 2011. http://www.nytimes.com/2011/05/31/science/31conversation.html

(2) Victor Ginsburgh et Shlomo Weber, La connaissance des langues en Belgique, in M. Castanheira and J. Hindriks, eds., Réformer sans tabous, Dix questions pour la Belgique de demain, Bruxelles: De Boeck, 2007. Disponible sur http://www.cairn.info/revue-reflets-et-perspectives-de-la-vie-economique-2007-1-page-31.htm

samedi 18 juin 2011

Que la vie serait belle

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Victor Ginsburgh

Le secrétaire d’Etat bruxellois de la mobilité et les bourgmestres de 18 communes bruxelloises, sont favorables à l’interdiction des « quads » (je ne sais pas trop ce que c’est). La raison avancée est qu’ils sont bruyants, construits pour un style de conduite sportive, ce qui en fait des engins ne favorisant pas la qualité de vie en ville (1).

On ne peut pas dire que c’est faux. Mais alors les motos devraient l’être également. Elles sont aussi bruyantes, aussi sportives et bien plus dangereuses que les quads qui ont au moins l’avantage des quatre roues.

Tant qu’à bannir les motos parce qu’elles n’ont que deux roues, il faudrait évidemment faire de même pour les vélos, qui ne font pas de bruit, mais quels dangers, à la fois pour ceux qui les utilisent, pour les piétons et pour les automobilistes. La plupart ne respectent aucune règle de conduite, roulent à contresens, sur les bandes réservées aux piétons, et j’en vois tous les jours qui brûlent très allègrement les feux rouges.

Il en va d’ailleurs de même pour les piétons qui, eux aussi, brûlent les feux rouges et se ruent sur les passages dits « pour piétons », sans se soucier le moins du monde si un véhicule est ou n’est pas engagé.

Et puis que fait-on des 4x4 dont nos rues, trottoirs, parkings et autres emplacements sont encombrés, parce que leurs conducteurs et -trices sont incapables de garer correctement, sans prendre deux à trois emplacements en longueur comme en largeur. Ils sont faits pour les déserts, y a qu’à voir les noms qu’ils portent, les pneus dont ils sont affublés, y compris le pneu arrière qui se trouve à l’extérieur parce que le véhicule est trop petit pour le mettre à l’intérieur. Faudrait aussi qu’ils portent sur leurs flancs des jerrycans pour le cas de panne d’essence en plein désert. Ben oui, qu’ils y aillent, dans les déserts d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, ils seront bien plus proches des sources de pétrole. Quelle économie de transport!

Mais alors les Porsche, les Ferrari et autres voitures du genre devraient aussi être interdites. En cause la conduite sportive, mais quand même moins bruyante que celle des quads, et la consommation de carburant.

Ne parlons pas du scandale des camions avec remorque qui roulent partout et qui doivent négocier certains carrefours à angle droit en trois ou quatre fois, et empêchent ainsi les conducteurs de voitures ordinaires, comme la mienne, d’avancer.

Ce qui pourrait être évité s’il n’y avait plus de voitures ordinaires non plus.

Vous imaginez, une ville sans quads, sans vélos, sans piétons, sans Ferrari, sans 4x4, sans camions et sans voitures ordinaires. Plus que des tricycles et des trottinettes. La suppression des routes, des stations d’essence et des parkings, qui pourraient être remplacés par des espaces verts. Plus jamais de camions sur le flanc ou les quatre fers en l’air sur le ring. Plus d’embouteillages, on pourra venir par la E411, transformée en espace vert, sans être bloqué et perdre une heure entre Overijse et Bruxelles. Que la vie serait belle…

(1) RTBF, 10 juin 2011.

Corruption et auto flagellation

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Pierre Pestieau

Depuis quelques années, j’ai la chance de participer aux réunions du Consortium pour la recherche économique en Afrique (CREA). Ces réunions, généralement organisées à Nairobi donnent l’occasion à une centaine de chercheurs de l’Afrique subsaharienne de présenter leurs travaux, portant le plus souvent sur des questions d’économie appliquée. Chaque fois que je sors d’une réunion les phrases qui me reviennent à l’esprit sont du type : Le Nigeria est le pays qui a l’économie souterraine la plus importante ou le Togo compte parmi les pays les plus corrompus au monde.

Je ne nie pas que l’Afrique connaisse de sérieux problèmes de gouvernance et d’informalité et que ces problèmes puissent expliquer en partie ses difficultés de décollage économique. Il est important d’en parler, d’y remédier mais comme en tout, avec modération.

Ces deux maux, la corruption et l’informalité, ne peuvent être sérieusement quantifiés. Certes il existe des indicateurs mais leur validité—surtout ceux qui cherchent à quantifier les activités souterraines—est douteuse. Les chercheurs africains que je côtoie ont tendance à prendre ces indicateurs pour argent comptant et n’hésitent pas à les utiliser et en abuser dans leurs modèles statistiques sans bien en reconnaître les limites. Cela rappelle ce personnage qui passe sa vie à confesser ses péchés mais donne l’impression qu’il se complait dans cet état de grand pécheur.

Je donnerai comme exemple celui d’un travail présenté lors de la dernière réunion bisannuelle. Il s’agit d’une étude portant sur les services de santé au Cameroun. Les auteurs essaient de mesurer l’intensité de la corruption dans plusieurs hôpitaux camerounais. Ils ont procédé à une enquête auprès d’un échantillon de patients. Parmi les questions posées, j’en ai retenu deux : Arrive-t-il que le médecin de l’hôpital auquel vous téléphonez pour un rendez-vous, vous en propose un plus rapide dans son cabinet privé ? Les médecins vous demandent-ils parfois des honoraires supérieurs aux honoraires affichés ? Si la réponse aux deux questions est affirmative, le chercheur considère que le patient a été victime de corruption et que l’hôpital est corrompu. On peut certes regretter ce type de comportement de la part du corps médical mais je doute qu’il soit qualifié de « corrupteur » dans les nombreux pays développés où il se pratique. Il me semble qu’en Afrique du fait de la réalité mais aussi d’une campagne continue des organisations internationales et centres de développement on tend à voir de la corruption partout même là où elle n’existe pas. Paradoxalement, cela rassure et rend fataliste. Un fatalisme qui rappelle celui des romanciers siciliens à propos de leur île (1).

L’analogie avec la Sicile me paraît utile parce qu’outre un fatalisme démobilisateur, on trouve souvent chez les économistes africains l’idée que les « corrompus » ce sont les autres, alors que nous participons tous de ce système dès que l’on atteint un certain niveau de revenu. Cette remarque s’applique d’ailleurs à tous les pays et au premier chef au nôtre (2).

(1) Je pense à Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Leonardo Sciascia et Andréa Camilleri.

(2) Par curiosité j’ai consulté le classement de Transparency International 2010. Le pays le moins « corrompu » sur 178 serait le Danemark (9,3) ; le plus « corrompu », la Somalie (1,1). La Belgique est classée 22ème avec un score de 7,2 (devant les Etats Unis et derrière le Chili) et le Cameroun, 146ème avec un score de 2,2.

dimanche 12 juin 2011

Les vertus du doute

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Pierre Pestieau et Victor Ginsburgh

Lorsque nous nous promenons dans les couloirs de nos facultés, notre attention est souvent attirée par l’une ou l’autre affiche annonçant une conférence, un séminaire, une soutenance de thèse sur des thèmes du type: Faut-il payer l’eau? L’économie sociale, une solution à la crise. Contre la mondialisation. Diminuer l’âge de la retraite et augmenter les pensions. Oui à la taxe Tobin. Non à une croissance continue, etc.… Ces affiches viennent généralement de départements connexes aux départements d’économie: la sociologie, les sciences politiques, la gestion. Et d’habitude, les économistes ne seront pas interpelés ni interrogés, parce que les collègues relevant de ces disciplines ont l’impression que nous avons des convictions tout à fait opposées aux leurs et qu’il ne sert à rien d’en discuter.

En fait, il n’en est rien. Ce qui nous différencie d’eux sur ces questions, ce ne sont pas les réponses qu’ils apportent mais le fait que souvent, alors qu’eux ont une réponse, nous n’en avons pas. Ce n’est pas nouveau. Les assertions les plus péremptoires ne viennent pas des salles de séminaire mais des bistros. Moins on connaît un sujet, plus on ose des affirmations sans appel. Ce mal n’épargne pas davantage les économistes. Nous nous comportons vis-à-vis d’autres disciplines comme des piliers de comptoirs. Il en est parmi nous qui sans vergogne prétendent tout connaître de la psychologie ou de l’histoire après la lecture rapide d’un ou deux livres.

En revanche, lorsqu’on nous interroge sur la faisabilité de la taxe Tobin (qui imposerait les mouvements financiers internationaux), nous sommes généralement circonspects. Nous pouvons avoir la même sainte horreur des dérives du capitalisme financier que les partisans d’Attac mais nous voyons aussi les problèmes que poserait l’imposition d’une telle taxe, nous anticipons l’entrée en scène d’ingénieurs de l’évasion fiscale et la multiplication de distorsions pénalisantes pour les pays et les institutions jouant le jeu, alors que celles qui ne le jouent pas sortiraient gagnants.

Bien sûr nous sommes contre le nucléaire. Et contre le barrage en Patagonie, qui va supprimer à jamais des zones naturelles uniques et protégées. Et contre celui de la forêt amazonienne, qui va déplacer des tribus et détruire de nombreuses espèces animales. Et contre le charbon qui pollue. Et contre le pétrole qu’il faut importer à des prix trop élevés, et qui pollue aussi d’ailleurs. Et contre les biocarburants parce qu’ils se substituent aux cultures vivrières. Et, tant qu’à faire, contre l’électricité et nos sacro-saints véhicules. Mais nous ne voyons pas non plus comment continuer à vivre sans cette précieuse énergie.

Bien sûr nous pensons que la croissance économique devrait s’arrêter. Si l’on observe l’état du monde, les ressources énergétiques, la croissance démographique, les écarts nord-sud, il est clair qu’une croissance continue n’est pas soutenable. Mais le système économique qui prévaut dans la grande majorité des pays n’admet pas la pause. Certes un autre modèle serait possible si nous pouvions adhérer à une norme sociale qui incorpore la finitude de notre planète. C’est possible dans le cadre d’une communauté limitée, mais pas dans le contexte mondialisé que nous connaissons, et où chacun joue, hélas, au passager clandestin : « Pourquoi payer un billet de transport? Le train roule de toute façon. » Nous sommes des cyclistes obligés d’avancer pour ne pas tomber. Et ceci est plus qu’une image, puisque l’économiste Arthur Okun (1) a pu montrer que c’est la croissance qui permet d’augmenter, voire de simplement maintenir le taux d’emploi. Même si l’on a depuis lors découvert certaines faiblesses de cette « règle », elle n’a pas pu être contredite. Alors, sommes–nous pour plus de chômage ?

La taxe Tobin, l’abandon du nucléaire, la croissance zéro sont des exemples de questions pour lesquelles nous continuons de nous interroger. Nous sommes admiratifs devant ceux qui sont capables de donner des réponses définitives, sans appel et envions leurs certitudes. Ces dernières sont certainement plus confortables que le doute et la prudence.

(1) Arthur Okun (1962), “Potential GNP: Its Measurement and Significance,” American Statistical Association, Proceedings of the Business and Economics Statistics Section, pp. 98–104.

Politique et expertise économique

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Victor Ginsburgh et Pierre Pestieau

Les économistes ne sont pas très bienvenus dans la sphère publique, et quand ils réussissent à s’y intégrer, il faut que les hommes politiques (un bien grand mot pour des gens qui ne sont souvent que des politiciens) donnent leur avis, sans rien y comprendre et que, de surcroit, les candidats « experts » soient de leur bord.

La chose vient d’arriver, et pas à n’importe qui, puisqu’il s’agit de Peter Diamond, Prix Nobel de science économique 2010 (1). Sa candidature au conseil d’administration de la Banque Fédérale Américaine (la « Fed ») a été refusée à trois reprises par la commission spéciale du Sénat chargée d’examiner la proposition qu’ Obama avait faite en avril 2010.

Pourquoi le sénateur républicain Shelby, suivi par les autres sénateurs républicains qui siègent dans le comité, ne veut-il pas de lui ? Pour sa méconnaissance de la macroéconomie et son manque d’expérience de la gestion bancaire (2). Peut-être, mais aussi et sans aucun doute surtout parce que comme M. Shelby le déclare : « j’aimerais que le Président Obama n’essaie pas de bourrer la Fed d’individus qui utiliseront l’institution dans le but de financer ses dépenses extravagantes (profligate spendings) » (3).

Il importe de noter que les recherches de Diamond sur le marché du travail ont mis l’accent sur des inefficacités (frictions) et reconnaissent que certaines politiques économiques peuvent les réduire, d’autres peuvent les accroître. Il est donc crucial de pouvoir faire la distinction. Par ailleurs, la Fed aurait aussi pu faire appel à ses recherches sur la protection sociale, un problème qui se pose de façon cruelle aux Etats-Unis. On nous objectera que le rôle d’une banque centrale est de se limiter à la lutte contre l’inflation. C’est sans doute vrai de la Banque Centrale Européenne, et on le lui reproche assez. En revanche, la Fed a de tout temps eu un mandat qui dépassait la sphère monétaire stricte et il est évident que Diamond aurait parfaitement convenu.

Le 6 juin 2011, Peter Diamond s’est retiré de la course. Il s’en explique dans une lettre ouverte au New York Times, en suggérant notamment que les sénateurs n’ont pas compris combien « l’analyse des politiques de l’emploi (et donc du chômage) est cruciale dans la conduite d’une politique monétaire » (4).

Ce qui n’est manifestement pas l’avis du sénateur Shelby qui trouve un autre défaut à Peter Diamond : il y a déjà un autre gouverneur de la Fed qui habite, comme lui, Boston.

Y a qu’en Belgique que ce genre de chose n’arriverait pas…

(1) Inutile de dire que Diamond a été Président de l’American Economic Association (2003) et est membre de la National Academy of Sciences depuis 1978. Il est connu pour plusieurs travaux théoriques importants, et s’est largement investi dans des recherches sur le marché du travail et sur les systèmes de sécurité sociale.

(2) http://www.financebusinessnews.net/senate-says-economist-lacks-experience-to-serve-fed/

(3) http://www.bloomberg.com/news/2011-06-06/nobel-laureate-peter-diamond-to-withdraw-his-nomination-as-a-fed-governor.html

(4) http://www.nytimes.com/2011/06/06/opinion/06diamond.html

vendredi 3 juin 2011

Les belles réformes dans l’enseignement supérieur

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Victor Ginsburgh

Les Ministres de l’Enseignement Supérieur dans la Communauté française n’ont manifestement pas grand-chose à faire. Et que fait-on quand on n’a rien à faire ? On réforme.

Le première réforme, celle de la Ministre Marie Dominique Simonet, chrétienne démocrate, a consisté à créer des « académies confessionnelles » (universités catholiques, universités non catholiques, autres ?) où qu’elles soient localisées et sans se préoccuper le moins du monde des possibles synergies. On dit que ce sont les recteurs de l’Université Libre de Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain qui le voulaient ; ils auraient mieux fait de proposer une Académie Bruxelles-Louvain d’ailleurs. Là, il y avait des synergies (1).

Cette réforme date d’il y a quelques années — à peine et semble avoir complètement foiré. L’Université catholique de Louvain a eu quelques difficultés à convaincre certains des centres universitaires localisés à Bruxelles, Namur, et Mons à intégrer l’Académie de Louvain. L'Université Libre de Bruxelles se méfie d’un plan visant à transformer l’Université de Mons en université complète en Communauté française, alors que toutes deux étaient censées faire partie de l’Académie Wallonie-Bruxelles. Quant à la troisième académie, l’Académie Wallonie-Europe, c’est un pêle-mêle dont font partie l’Université de Liège et la Faculté des Sciences Agronomique de Gembloux. Dans un classement de 12 000 universités dans le monde, cette académie est classée 10966e, ex æquo avec la Faculdade Christus, la Fatima Jinnah Woman University et le North Atlantic Fisheries College (2).

Et je ne veux pas rentrer dans le détail des réglementations pointilleuses et épuisantes, qui portent même sur les programmes doctoraux. Bref, la foire. Que fait-on ?

Cette fois c’est un ministre socialiste M. Marcourt, qui découd la réforme précédente et suggère de regrouper toutes les académies en une seule qui sera, « secondée de pôles ou de bassins géographiques », comme l’explique si joliment l’article paru dans Le Soir du 9 mai (3). Le « bouleversement » est double : les académies actuelles sont remplacées par des pôles qui comprendraient non seulement les universités mais aussi les hautes écoles d’une même région, les compétences seraient vastes (bof) et la gouvernance extrêmement simple avec (seulement) trois niveaux : un niveau « exécutif » (le recteur et les représentants des institutions membres), un niveau « décisionnel » dont les fonctions ne sont pas précisées, sauf que ce serait une « sorte de conseil académique » et un niveau « stratégique », ouvert au représentants des milieux politiques (quelle chance !), culturels (c’est quoi ?) et sociaux (syndicats et entreprises). Quelle magnifique simplification, ça va être facile à gérer. Et sûrement engendrer une recherche et un enseignement de pointe.

Et ce n’est pas fini. Il faut aussi que le Ministre s’occupe de la représentation étudiante dans les universités, parce que le système actuel n’est pas démocratique (4).

Les universités belges qui étaient raisonnablement compétitives en matière d’enseignement et de recherche risquent bien d’être submergées par les changements qui leur sont assénés et étouffées par les réglementations que les ministres leur imposent, en intervenant dans les programmes, y compris dans les études doctorales. Elles devraient avoir, nous semble-t-il, des choses plus importantes à faire !

Mais ça, c’est une chose qui n’intéresse manifestement pas beaucoup les ministres…

(1) Ce texte a été écrit la semaine dernière. Entretemps, une bonne nouvelle, et on ne peut qu’espérer que l’Université Libre de Bruxelles saisira l’occasion et que le ministre suivra. Le recteur de l’Université catholique de Louvain « verrait bien un pôle organisé autour de l’Université de Liège et un autre autour de l’Université Libre de Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain, qui regrouperait les zones de Bruxelles, Brabant wallon et Namur » RTBF, 3 juin 2011, http://www.rtbf.be/info/societe/detail_le-recteur-de-l-ucl-suggere-un-pole-commun-avec-l-ulb?id=6213173

(2) Voir Ranking Web of World Universities, http://www.webometrics.info/.

Je suis loin d’être un fana ou un croyant des classements des universités, mais ça m’amuse de les regarder de temps à autre. On apprend des choses…

(3) Vers une seule académie en Communauté française, Le Soir, 9 mai 2011.

(4) Voir http://www.lalibre.be/actu/belgique/article/660423/le-chamboulement-de-la-representation-etudiante.html

Hergé et moi

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Pierre Pestieau

J’ai toutes les raisons de ne pas aimer Hergé et son personnage central Tintin. Les biographies de l’un et de l’autre témoignent de valeurs pour le moins discutables. Une vision raciste et opportuniste du monde, une caricature insupportable des nationalités, un ethnocentrisme écœurant, un sexisme affligeant. Il y a certes des exceptions—qui confirment la règle : l’amitié de Tintin pour Tchang ou l’accueil que le Capitaine Haddock propose au gens du voyage dans le parc de son château. Il y a aussi la rengaine des excuses du type « C’était l’air du temps ». Comme me disait une amie argentine, « Je ne comprends pas que tant de Belges, même ceux qui se disent intellectuels de gauche, ont cette vénération chauvine pour quelqu’un qui fut toute sa vie à la remorque des idées du moment ».

Et pourtant. Tout en sachant tout cela, y compris la contribution d’Hergé au Soir Volé pendant la guerre, ses dessins antisémites dans l’Etoile Mystérieuse, il a laissé sur nos esprits une marque indélébile. Même si Tintin se lit encore aujourd’hui, cette empreinte a surtout marqué la génération du baby boom ; elle devrait progressivement s’estomper.

Ma famille appartient à la génération du baby boom. Nous étions dix enfants et nous vivions dans une relative autarcie sociale. La maison familiale était située à deux kilomètres du centre du village par ailleurs lui-même minuscule. De ce fait, nous ignorions tout des mœurs urbaines. Nous lisions Jules Vernes, Dickens,… mais la véritable fenêtre sur le monde fut l’œuvre d’Hergé : Tintin mais aussi Jo et Zette ou Quick et Flupke. Plusieurs détails me reviennent à l’esprit. Nous n’avions jamais vu de garçons de café en livrée, de taxis, de caravanes, de paquebot, et tout cela nous le découvrions dans ces albums. Encore aujourd’hui, je ne peux pas voir un garçon sans penser à ce garçon de café qui attend d’être payé, pourboire compris, l’air hautain et revêche.

Tintin m’a aussi donné le goût de certains voyages. J’ai visité le Pérou et le Temple du Soleil du Machu Picchu en ayant à l’esprit l’album éponyme. Le Lotus Bleu m’accompagne lors de mes voyages en Chine. Chaque fois que je suis a Genève, je pense au début de l’Affaire Tournesol et bien sûr pas à Tintin en Suisse. Même Tintin au Congo dont le caractère outrancier est reconnu de tous me vient à l’esprit lorsque je voyage en Afrique ; on y trouve d’ailleurs des représentations sculptées naïves des personnages de Tintin dans beaucoup d’échoppes pour touristes à côte de copies de masques et autres produits de l’artisanat local.

Enfin et surtout, à tout moment des situations tintinesques me viennent à l’esprit, notamment lorsque dans mes cours ou conférences j’évoque telle ou telle expression ou situation dont j’espère que les étudiants ont une certaine connaissance. Lorsqu’une démonstration croit en complexité, j’utiliserai la phrase du Genéral Alcazar jouant au lanceur de couteaux : « De plous en plous difficile ». A l’occasion d’un raisonnement à difficulté variable, je dirai comme le Capitaine Haddock : « C’est à la fois simple et compliqué ». Sans oublier le « Botus et mouche cousue » des inénarrables Dupondt ou le « Toujours plus à l’ouest » de Tournesol. Dès que je décris un sans gène, doublé d’un pique assiette, l’image de Séraphin Lampion me vient à l’esprit. Un enfant infernal fait aussitôt penser au petit Abdallah. Et la liste est bien plus longue.

Ce que je veux dire, c’est qu’à tous les moments de ma vie sociale et professionnelle, l’univers de Tintin apparaît de façon quasiment obsessive. Je me sens comme le Capitaine Haddock qui ne parvenait pas à détacher le sparadrap qui lui collait au doigt.