dimanche 1 mai 2011

L’expert, la carpette et le ministre

Pierre Pestieau

Les économistes font souvent les frais de l’humour des politiciens. On prête à Ronald Reagan le « bon » mot suivant: « Si le jeu Trivial Poursuit avait été inventé par des économistes, il aurait eu 100 questions et 3 000 réponses ». Il y a plus de cinquante ans Truman se plaignait : « J’aimerais, disait-il, rencontrer un économiste manchot car chaque fois que je demande un avis à mes conseillers économiques, ils me répondent toujours « On the one hand... on the other hand » (1).

Les économistes méritent-ils cette réputation ? En partie sans doute. Les universitaires sont davantage attirés par la complexité et les nuances que par la nécessité de répondre à l’urgence de l’instant. En Belgique, on notera cependant une différence de culture entre les économistes flamands et francophones. Les économistes flamands sont souvent associés à la décision politique, ce qui n’est pas le cas des francophones qui, par choix ou par nécessité, sont davantage préoccupés par leur visibilité dans les revues et les colloques internationaux. Une explication de ce phénomène vient sans doute d’une réalité simple : le pouvoir est en Flandre et y fait appel à ses experts. Autre explication : on trouve une approche plus pragmatique que théorique dans la formation des économistes flamands.

A l’occasion des discussions/négociations institutionnelles de ces derniers mois il a été beaucoup question d’experts. Si l’on inclut dans ce terme la double qualité d’indépendance et de compétence, les Francophones ont un sérieux problème. Ils disposent de très peu d’experts. Or quelle ne fut pas ma surprise il y a quelques semaines de lire dans une livraison de l’hebdomadaire Le Vif-L’Express des propos tenus par un de nos hommes politiques sur des économistes des Facultés de Namur (FUNDP), les rares à s’intéresser aux finances publiques régionales avec compétence et indépendance. Il leur reprochait en quelque sorte de faire la part belle à la Flandre dans leurs estimations des transferts interrégionaux. Il leur demandait davantage de « patriotisme ». Bref, il leur demandait de se conduire en carpettes et non en experts. On comprend dans ces conditions que certains préfèrent se réfugier dans l’abstraction.

La Belgique francophone est petite. Elle ne compte pas tellement d’économistes. Certains travaillent pour le gouvernement ou pour des organisations professionnelles ; ils ont sans doute la compétence mais pas l’indépendance. L’université offre ce grand avantage, celui de la liberté d’expression, à condition de s’en servir. Car si l’on ne s’en sert pas, elle s’use rapidement.

Certains hommes politiques reprendraient volontiers le mot de Truman à leur compte mais en le déviant de son sens ; ce qu’ils demandent aux économistes, c’est peut-être moins un avis sans ambiguïté, qu’un avis qui leur plait.

Si la Wallonie est dans l’état qu’on lui connaît, c’est en partie parce que les conseillers des princes qui la gouvernent ont trop souvent évité de faire un diagnostic réaliste et ont préféré faire plaisir : le plan Marshall est une réussite incontestable ; le système d’enseignement est excellent, il manque seulement de ressources financières ; la productivité des travailleurs wallons permet des départs à la retraite anticipés ; le chômage des jeunes est imputable à la mauvaise volonté des employeurs ; la mauvaise santé de la population wallonne est imputable à son passé industriel, etc.

Dans la Grèce mythologique (2), il n’était pas bon colporter de mauvaises nouvelles. Les messagers de mauvais augure étaient souvent exécutés. Cette coutume a heureusement pris fin mais elle se retrouve dans une série de dictons du type « Tirez sur le messager ». Sa version moderne est sans doute : « Le seul bon expert est un expert de bon augure ».

(1) Ce qui en français se dit (moins bien qu’en anglais) par « D’une part,… d’autre part ».

(2) Dans l’Antigone de Sophocle on peut lire : « Personne n'aime le messager porteur de mauvaises nouvelles ».

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