samedi 28 mai 2011

La double peine

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Pierre Pestieau

Selon la norme européenne, la pauvreté est définie à partir d’un seuil qui se montait pour la Belgique de 2009 à 966€ par mois pour un isolé et 1450€ pour un couple. Cela correspond a 60% du revenu médian dûment ajusté pour tenir compte de la taille de la famille. Vivre seul coûte plus par tête, ce qui explique que le seuil de pauvreté pour un couple n’est pas égal au double, mais à 50% de plus que celui d’un isolé. Selon ce standard, en 2009 la Belgique comptait 14,6% de pauvres avec des disparités régionales de 18,4% pour la Wallonie, 10,1% pour la Flandre et 27,8% pour Bruxelles.

Quand cette norme est apparue fin 2000, elle créa un choc. Jusqu'alors on mesurait la pauvreté sur base de la moitié du revenu médian et les taux étaient nettement plus bas, impliquant que de nombreux ménages belges se situent entre 50 et 60% du revenu médian. Ce changement du calcul et la détérioration de la situation économique et sociale de la Wallonie ont eu pour conséquence qu’on est passé en une décennie à des taux tournant autour de 5% en 2000 pour la Flandre et la Wallonie aux taux que nous venons de citer pour 2009. La Wallonie a près de deux fois plus de pauvres que la Flandre et Bruxelles près de 3 fois. Mais il y a plus grave. Disposer de si peu de ressources est la première peine à laquelle les pauvres sont condamnés. Malheureusement, ils sont soumis à une seconde peine.

On pourrait croire que les pauvres ont accès aux mêmes marchés que les classes moyennes. Il n’en est rien. On peut montrer que pour eux le coût d’un panier de biens essentiels tels que chauffage, alimentation, vêtements, logement, téléphone,… est souvent plus élevé que pour la classe moyenne. C’est ce qu’on appelle la double peine (1).

On doit ce concept de double peine appliqué à ce contexte à Martin Hirsch, l’ancien président d’Emmaüs et concepteur du revenu de solidarité active (RSA). De quoi s’agit-il ? Hirsch a rassemblé de nombreuses statistiques sur le coût de la vie. Résultat : les consommations de base – logement, alimentation, téléphonie, crédit… – sont systématiquement plus coûteuses pour les 3,5 millions de ménages français qui vivent sous le seuil de pauvreté. Ce type de données n’existe pas en Belgique mais on peut conjecturer que la situation n’y est pas différente.

Comment expliquer que non seulement les pauvres le sont en revenu mais aussi en consommation ? D’abord les pauvres n’ont pas la culture consumériste de la classe moyenne attirée par les bons coups, les soldes, les maîtres achats. Ensuite, le manque de mobilité des pauvres, particulièrement celui des personnes âgées, leur rend difficile de se déplacer là où les prix sont bas et les obligent à se fournir dans des commerces de proximité souvent plus chers. Enfin, il y a les économies d’échelle. Acheter en vrac peut être plus économique. Un abonnement téléphonique promotionnel est sûrement moins cher qu’un recours excessif aux cartes SIM. Sans parler de l’emprunt. Selon l’adage « On ne prête qu’au riche », les pauvres sont soumis à des taux usuraires qui accroissent leurs difficultés.

Cette idée que les pauvres paient plus que les autres pour les mêmes biens appelle plusieurs commentaires. D’abord, il y en aura toujours qui diront que quand on a peu ressources on fait l’effort de trouver les meilleurs prix. C’est oublier les contraintes de mobilité et d’information qui pèsent sur la plupart des pauvres. De même, on a souvent tendance à penser que les pauvres ne le sont pas autant que cela car ils auraient accès au secteur informel : entraide familiale et travail au noir pour prendre deux exemples. Ici aussi la prudence s’impose. Cette remarque n’est pas totalement infondée mais elle ne s’applique qu’à une minorité de pauvres.

Que faut-il faire ? Comme le suggère Hirsch (2), plutôt que pousser à une augmentation des allocations, peu probable dans l’état actuel des finances publiques, l’Etat devrait avec l’aide d’associations adopter une politique proactive sur le prix des dépenses obligatoires et sur l’accès aux services sociaux de base.

(1) En droit pénal, la double peine est le fait de condamner deux fois une personne (morale ou physique) pour le même motif.

(2) Le Nouvel Observateur, 12-18 mai 2011, p.87.

Politique culturelle, à la …

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Victor Ginsburgh

Durant la semaine où la Belgique se passionnait parce que le Standard avait battu Anderlecht et se demandait si le club pourra décrocher le titre de je ne sais trop quoi, une des plus importantes collections belges d’art conceptuel et minimal de la deuxième moitié du 20e siècle – des œuvres acquises par Nicole et Herman Daled entre 1966 et 1978 à des artistes vivants – s’en allait au Museum of Modern Arts (MoMa) à New York. Plus de 80 œuvres de Marcel Broodthaers, mais aussi des œuvres de (et des documents uniques sur) Carl André, Sol LeWitt, On Kawara, Dennis Oppenheim, Jorg Immendorf, Robert Ryman, Richard Long, Gilbert and George, Dan Graham, Hanne Darboven, Niele Toroni, plusieurs Daniel Buren, et j’en passe.

Cette collection a été exposée au Haus der Kunst à Munich en 2010. Aucun responsable des nombreux ministères de la culture que compte la Belgique n’a fait le déplacement. Par manque de jet privé ? Deux conservateurs de musées belges seulement ont pris le temps de faire un saut à Munich. Par manque d’intérêt de la part des autres, ou pire, par ignorance ? Les responsables du MoMa, eux, sont venus la voir depuis New York. Et ceci a entrainé cela. L’Etat belge a raté la collection.

Information qui semble d’ailleurs cohérente avec le fait que le Musée d’Art Moderne de Bruxelles ferme ses portes pour, selon certains critiques, et pour autant que ce soit vrai, faire la place belle à l’art du 19e siècle et « occulter » celui des 20e et 21e siècles.

De manquement en manquement des pouvoirs publics, on se rappellera ce qui s’est passé il y a peu autour du Palais Stoclet, ce chef-d’œuvre de l’Art Nouveau de l’architecte Hoffmann. Comme le notait Le Monde à l’époque (1), « le morcellement des compétences politiques dans la Belgique fédérale et le peu d'empressement des pouvoirs publics à assurer la défense des biens culturels laissent peu d'espoir à ceux qui veulent éviter la catastrophe ». Et la saga n’est pas finie, note Guy Duplat dans La Libre (2).

Ou encore des péripéties autour de la collection d’art précolombien que Dora Janssen proposait de donner au Musée du Cinquantenaire en paiement des 8 millions d’euros de droits de succession suite au décès de son conjoint. Ces droits reviennent à la Flandre, qui refuse la dation après plusieurs années de discussion. La raison : le musée du Cinquantenaire est situé à Bruxelles. La propriétaire prend des contacts avec un musée américain qui s’intéresse (évidemment) à la collection, ce qui résout finalement le gouvernement flamand à revenir sur sa décision et à accepter la dation (3). La collection a résidé pendant cinq ans au Cinquantenaire et vient d’être transférée au Museum Aan de Stroom à Anvers.

Ni, faut-il le rappeler, et ce malgré une pétition internationale signée par 700 architectes, la destruction en 1965 de la Maison du Peuple, avantageusement remplacée par le tour dite de Blaton. Après tout, Horta ou Blaton, c’est du pareil au même. Y a-t-il chez nous un ministre de la culture capable de reconnaître qui est qui ?

Quelle politique culturelle à la c…


(1) Jean-Pierre Stroobants, Menaces sur le Palais Stoclet, chef-d’œuvre bruxellois, Le Monde, 4 mars 2006.

(2) Voir Guy Duplat, La saga du palais Stoclet, La Libre, 27 juillet 2009,

http://www.lalibre.be/culture/politique/article/518493/la-saga-du-palais-stoclet.html

(3) Pour les détails, voir Guy Duplat, Collection Janssen : l’offre de Reynders, La Libre, 11 février 2006, http://www.lalibre.be/culture/politique/article/268180/collection-janssen-l-offre-de-reynders.html

samedi 21 mai 2011

« Je ne savais pas »

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Victor Ginsburgh

Il n’y a pas que les « négationnistes » qui nient l’existence de faits démontrés vrais. Les Israéliens s’y mettent à leur tour. Le pays a fêté samedi passé yom ha’atzmaut, qui marque (le soixante-troisième) anniversaire de la déclaration de son indépendance (14 mai 1948). Le lendemain, les Palestiniens commémoraient la nakba, leur catastrophe et les 600 000 à 700 000 hères qui ont « quitté de plein gré » ou qui ont été expulsés durant et après la guerre de 1947 et 1948 de ce qui est devenu Israël.

Mais la nakba n’a jamais existé. D’ailleurs, le mot lui-même a été supprimé des manuels scolaires israéliens par le Ministère de l’Education en 2009, et ce 23 mars 2011, le Parlement israélien a voté une loi qui permet au Ministre des Finances de couper de façon discrétionnaire les subvention des ONG israéliennes qui se permettraient de soutenir des événements liés à la commémoration de la nakba.

Le 15 mai 2011, un site web français de défense d’Israël suggère que « la nakba que constitua pour les Palestiniens la création de l'Etat juif, s'est traduite par l'exode de quelque 760 000 Palestiniens, encouragés par les pays arabes à s'exiler après avoir reçu la promesse qu'ils rentreraient chez eux par la grande porte une fois que les juifs auraient été jetés à la mer par leurs soins ».

Un jour avant, j’avais reçu d’un ami juif un texte portant comme titre « Le mensonge de la nakba », dont voici des extraits (1):

« Il faut reconnaître une chose aux Palestiniens (et à leurs supporters et amis) : ils sont passés maîtres en désinformation, pour ne pas dire tromperies et mensonges. D’abord les Palestiniens cannibalisent le terme : nakba, en arabe, signifie catastrophe. En hébreu, shoah. Voilà que les Palestiniens mettent, sur le même pied, la catastrophe qui a coûté la vie à six millions de Juifs et celle, mythique, qu’ils s’inventent, leur nakba. Certes, il y eut des personnes forcées de quitter leur foyer à la suite des combats. Bien qu’Israël ait supplié (sic) ses habitants arabes de rester, une partie quitta suite aux incitations de ses dirigeants et des gouvernants arabes qui leur promettaient un prompt retour sur tout le territoire, du Jourdain à la mer ».

Ce n’est pas tout à fait l’avis des historiens israéliens eux-mêmes qui sont plusieurs à avoir osé utiliser les mots de « nettoyage ethnique » auquel l’armée israélienne a procédé en 1947-48 (2) en « éliminant 418 villages palestiniens de la face de la terre » (3), alors que les dirigeants de l’époque ont fermé les yeux et se sont bouché le nez. C’est en tout cas ce qu’on dit de David Ben-Gurion.

Supplication ou nettoyage ? En tout état de cause, le nettoyage (mais pas la supplication) a continué après l’annexion des territoires en 1967, puisque entre cette date et 1994, quelque 140 000 Arabes vivant dans les territoires occupés (hommes d’affaires, étudiants, scientifiques) qui, pour des raisons diverses, avaient quitté la Palestine (occupée) se sont vu refuser leur retour s’ils avaient résidé à l’étranger pendant un certain nombre d’années.

« Je ne savais pas » aurait dit le Général Danny Rothschild, responsable israélien des territoires occupés entre 1991 et 1995 (4).

Il y en a eu d’autres avant lui qui ont dit « je ne savais pas ». Et d’autres encore qui ont nié.

(1) Je dois reconnaître que cet ami, qui a été expulsé d’un pays arabe en 1956, compare le nombre de juifs expulsés des pays arabes à celui des palestiniens expulsés d’Israël. Les nombres sont en effet équivalents. Ce qu’il oublie de dire c’est que les circonstances n’étaient pas tout à fait les mêmes. Les juifs ont occupé un territoire peuplé par des arabes, et se sont fait expulser par mesure de rétorsion en 1948 et suite à la guerre du Canal de Suez en 1956 à laquelle les Israéliens ont si malheureusement participé.

(2) Voir par exemple Simha Flapan, The Birth of Israel, New York : Pantheon Books, 1987 ou Ilan Pappe, The Ethnic Cleansing of Palestine, London and New York : Oneworld, 2006.

(3) Gideon Levy, Israeli Jews should mark nakba day, Haaretz May 15, 2011. http://www.haaretz.com/print-edition/opinion/israeli-jews-should-mark-nakba-day-too-1.361741

(4) Voir Akiva Eldar, Israel admits it covertly canceled residency status of 140,000 Palestinians, Haaretz May 11, 2011. http://www.haaretz.com/print-edition/news/israel-admits-it-covertly-canceled-residency-status-of-140-000-palestinians-1.360935

Les Belles Américaines

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Pierre Pestieau

Dans le même journal distribué gratuitement à Washington, deux nouvelles apparemment indépendantes. Un médecin y suggère que l’homme pourra vivre quasiment éternellement dans un futur rapproché. Tous les éléments dont son corps est constitué seront remplaçables. Un peu comme ces voitures américaines du début des années 50, appelées familièrement les « Belles Américaines » qui continuent de rouler à Cuba sans qu’il ne leur reste une seule pièce d’origine.

Autre nouvelle : la mort à 110 ans de Claude Stanley Choukles à Perth en Australie. Ce serait, nous dit le journal, le dernier ancien combattant de la guerre 14-18, la der des ders, comme on l’a cru pendant 20 ans. Il était donc né en 1901 et avait 17 ans en 1918. Un rapide calcul pourrait nous donner à penser que le dernier des anciens combattants de la seconde guerre mondiale devrait mourir à 116 ans puisque la longévité s’est accrue d’environ un an tous les 4,5 ans et le dernier vétéran de la guerre du Vietnam à 122 ans si l’on suit le même raisonnement. Et celui de la guerre d’Afganistan à supposer qu’elle se termine l’an prochain, à 131 ans. C’est possible mais peu probable.

Il faut en effet distinguer espérance de vie et longévité maximale. Si nous vivons en moyenne de plus en plus longtemps, c’est en grande partie parce que la mortalité des plus âgés a diminué, suite au progrès sanitaire et médical, au style de vie,… La montée spectaculaire de l’espérance de vie au siècle passé reposait avant tout sur la baisse de mortalité des enfants et des jeunes adultes. Puis, à partir des années 1970, la lutte contre les maladies cardio-vasculaires et les progrès dans le traitement des cancers a fait reculer la mortalité des personnes âgées, augmentant ainsi les chances de devenir centenaire.

Deux questions restent cependant ouvertes : (a) jusqu’où peut-on baisser la mortalité aux très grands âges, c’est-à-dire, au-delà de 85 ans et (b) peut-on relever la limite maximale de la vie humaine, dont on se sait rien si ce n’est que dans les faits personne n'a vécu plus de 122 ans (1),(2) ? Dans le doute, la prudence s’impose et les analogies avec la mécanique automobile voire même la robotique sont dangereuses. Et puis, est-ce tellement souhaitable (3) ?

(1) Et encore. L’écart entre l’âge auquel est morte Jeanne Calment et celui atteint par les autres grands centenaires a conduit certains à mettre en doute l’authenticité de cet « exploit ».

(2) Jeanne Calment est une française, née le 21 juillet 1875 en Arles et morte le 4 août 1997 dans la même ville à l'âge de 122 ans, 5 mois et 14 jours (elle a vécu 44 724 jours). Elle survécut 55 ans à son mari (mort en 1942), 2 ans à son notaire auquel elle avait vendu sa maison en viager et 107 ans à Vincent van Gogh auquel, à l’âge de 13 ans, elle aurait vendu des toiles dans la boutique de son père.

(3) Ceci nous renvoie à la nouvelle de Borges, « L’immortel », consacrée à la vanité de la quête de l'immortalité alors que ce qui motive chacun de nous est de se savoir mortel. Un Romain qui a servi dans les armées de César trouve un fleuve qui lui donne l'immortalité, puis passera des siècles à chercher le ruisseau qui pourra le rendre à nouveau mortel. Cette nouvelle, d’abord publiée dans Los Anales de Buenos Aires, vol. 2, no 12, février 1947, sous le titre « Los inmortales », fut reprise dans un recueil de nouvelles Aleph, Gallimard, Paris, 1966.

samedi 14 mai 2011

1%

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Pierre Pestieau

« Pratiquement tous les sénateurs des États-Unis appartiennent à la tranche supérieure de 1% [des revenus] quand ils arrivent au pouvoir. Ils s’y maintiennent grâce au 1% . S’ils servent bien cette tranche de 1%, elle les récompensera lorsqu’ils quitteront leur mandat » (1). Voila ce que le prix Nobel Joseph Stiglitz a récemment écrit dans un article publié par le magazine Vanity Fair.

Les économistes aiment les chiffres fétiches. On connaît la vulgate de Maastricht : 3% du PNB pour le déficit de l’Etat et 60% pour son endettement. Pour mesurer la pauvreté et son évolution on prend la fraction de la population qui consomme moins de un ou deux dollars par jour. Il existe un seuil de pauvreté mais pas de richesse. Si l’on introduisait un seuil de richesse, il faudrait le relever chaque année. L’économiste préfère parler de la tranche de 1%, que ce soit une tranche de revenu ou une tranche de richesse. Ainsi dans le même article Stiglitz nous révèle que cette tranche accapare près d'un quart du revenu du pays et que la tranche des 1% les plus fortunés contrôle 40 % de la richesse nationale (2). Il y a 25 ans, les chiffres correspondants étaient 12% et 33%. Pauvres riches.

Ces chiffres nous montrent pourquoi la population ne sent pas son bien-être augmenter alors que la croissance est incontestable. La raison est simple, l’essentiel de la croissance de ces dernières décennies est allé à ceux « d'en haut ». Cette observation va à l’encontre de la thèse d’un autre prix Nobel, Simon Kuznets, pour qui l'évolution des inégalités de revenus devait prendre, sur une longue période, la forme d'une courbe en cloche, en s'accroissant au commencement de la révolution industrielle pour diminuer par la suite, en raison de logiques économiques lourdes, en particulier celle de la réallocation de la main d'œuvre des secteurs à faible productivité (agriculture) vers des secteurs à plus forte productivité (industrie).

Qu’en est-il ailleurs qu’aux Etats-Unis ? Grâce aux travaux de Thomas Piketty (3) et de ses collègues on commence à avoir une meilleure idée de cette évolution dans de nombreux pays (la Belgique manque encore à l’appel). Ces travaux ont fait ressortir que les pays anglo-saxons, après avoir connu la même baisse des inégalités économiques que les pays d'Europe continentale, se sont engagés dans une dynamique de reconstitution de très fortes inégalités depuis 30 ans. En revanche dans la plupart des pays relevant de la vieille Europe, ce retour à la concentration des ressources dans la tranche des 1% ne se manifeste pas, ou plutôt, pas encore. Chez nos grands voisins, la part des 1% se maintient à 9% en France et à 11,50% en Allemagne durant la période 1949-2005. Piketty et ses collègues craignent que ce statu quo ne dure pas et que les raisons qui ont présidé à la croissance rapide des inégalités dans les pays anglo-saxons aient rapidement le même effet en Europe continentale. Ces raisons sont les niveaux extravagants des revenus des dirigeants des grands groupes et autres traders, le rôle accru des héritages comme vecteur d’enrichissement et la faiblesse de la fiscalité des très, très hauts revenus. On a beaucoup parlé en France du bouclier fiscal, de la réduction programmée de l’impôt sur la fortune, de la réduction des droits de succession, sans parler d’une imposition des hauts revenus relativement faible. La plupart des pays européens suivent le même chemin. Les libéralités fiscales sont dans l’air du temps. Si l’on n’y prend pas garde, on pourrait vite se trouver avec une minorité de 1% qui confisque à son profit une part importante de la production et une part encore plus importante de la richesse nationale.

Que faire face à ce risque ? Avoir le courage de réguler ces rémunérations extravagantes et d’augmenter la fiscalité des plus riches au travers des droits de succession et de l’impôt sur les revenus. Et surtout se montrer sourd aux menaces de concurrence fiscale entre pays ou régions dont on a tendance à exagérer l’importance.


(1) “Virtually all US senators are members of the top 1% when they arrive, are kept in office by money from the top 1%, and know that if they serve the top 1% well they will be rewarded by the top 1% when they leave office”, in Vanity Fair (Mai 2011).

(2) Ces deux tranches ne coïncident pas exactement.

(3) Anthony B. Atkinson, Thomas Piketty, and Emmanuel Saez, Top incomes in the long run of history, Journal of Economic Literature, Vol. XLIX (Mars 2011).

Ne te réjouis pas de la chute de ton ennemi

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Victor Ginsburgh

« Ne te réjouis pas de la chute de ton ennemi. Et que ton cœur ne soit pas dans l’allégresse quand il chancelle, de peur que l’éternel ne le voie, que cela ne lui déplaise et qu’il ne détourne de lui sa colère ».

Ces mots de la Bible, Proverbes 24 : 17-18, figurent en tête d’un article d’Uri Avnery (1) sur la mort de Ben Laden. Bien sûr, écrit-il, on peut être satisfait de voir un ennemi abattu, mais on ne peut l’être de voir les jeunes américains danser dans les rues de New York et ailleurs. Aucune différence, finalement, avec ceux qui se sont réjouis au Soudan, en Somalie et ailleurs lorsque les tours de Manhattan se sont effondrées. Offusqués ou réjouis par la mort, c’est selon, et nous sommes tous les mêmes.

On est terroriste ou résistant, selon que l’on perd ou gagne la partie. Avnery lui-même a écrit quelque part : « Avec moi, vous pouvez parler de terrorisme, j’ai été terroriste [durant la guerre contre les anglais en Palestine] ». Comme l’a été Menahem Begin, responsable de l’explosion de l’hôtel King David à Jérusalem où était localisé le quartier général des Anglais en 1946 : 91 morts ; c’est lui aussi qui a coordonné le massacre de Deir Yassin en 1948. Comme l’a été Itzhak Shamir qui a autorisé l’assassinat du comte Bernadotte, représentant des Nations Unies au Moyen-Orient en 1948. Et Ariel Sharon, qui porte la responsabilité, même si elle est indirecte, des assassinats dans les camps palestiniens de Sabra et Shatila durant la guerre du Liban en 1982. Et Napoléon : dévastation de l’Europe et code civil, et combien d’autres, de George Washington à Mandela devenus, par la suite, des hommes de paix, des hommes de culture, des héros.

Je n’ai pas l’intention de banaliser le mal. Mais, pourquoi Ben Laden ne serait-il pas un héros pour ceux qui sont passés par toutes les colonisations possibles et imaginables, l’invasion barbare des Soviétiques en Afghanistan, les invasions tout aussi barbares des Américains en Corée, au Vietnam, au Nicaragua, à Grenade, en Afghanistan, en Irak. Cette dernière invasion, très démocratique, a eu pour conséquence plus de morts américaines que celles des deux tours réunies, ainsi que des centaines de milliers de morts irakiennes (2), soumises aux armes de destruction massives anglo-américaines de Bush et de Bliar, comme les Anglais l’ont surnommé (3).

Comme Avnery le suggère, il n’y a (presque) plus d’ennemi dans le monde : l’empire soviétique a disparu, la Chine est passée du péril jaune au créancier du « monde libre ». Il faut bien remplacer tout cela, et s’imposent l’Iran d’Ahmadinejad, Ben Laden, les « armes de destruction massives » irakiennes, le Hezbollah, le Hamas, les Frères Musulmans. « Tous », écrit Avnery, « deviennent Al-Qaida, en dépit du fait que chaque organisation possède un agenda différent centré sur son propre pays, alors que Ben Laden veut abolir les états musulmans et recréer le Saint Empire Islamique… Pour des millions de Musulmans, et plus particulièrement pour les Arabes, il a été et restera une source de fierté, un héros arabe, le ‘lion des lions’ comme l’a appelé un prédicateur à Jérusalem. Personne n’a osé le dire trop haut, mais même ceux qui pensaient que ses idées étaient impraticables, et ses actions malfaisantes, le respectaient… ».

Pour terminer, une phrase de Percy Kemp (4), qui a imaginé ce qu’en conclusion de son plaidoyer, Ben Laden aurait dit s’il avait pu de se défendre devant un tribunal « Et maintenant, dites-moi : de vous ou de moi, des professionnels ou de l'amateur, lequel est le plus criminel ? »

(1) Voir son article « Rejoice Not », du 7 mais 2011, sur le site http://www.avnery-news.co.il/english/index.html. Uri Avnery est un écrivain et journaliste israélien. Il est évidemment juif, et sioniste. Donc pas antisémite, ni antisioniste, puisqu’il habite Israël, pas comme ceux qui se prétendent sionistes, mais restent en Europe et envoient les autres au pays du lait et du miel. Il a été membre du Parlement israélien (Knesset) de 1965 à 1974 et de 1979 à 1981. Il est le fondateur du mouvement Gush Shalom qui défend depuis de bien longues années la coexistence entre Israël et la Palestine. Pour plus de détails sur cette personnalité exceptionnelle, voyez http://www.avnery-news.co.il/english/uri2.html

(2) Voir http://en.wikipedia.org/wiki/Casualties_of_the_Iraq_War

(3) B-liar. En anglais « liar » signifie « menteur ».

(4) Percy Kemp, Ben Laden : J’accuse, Le Monde en Ligne, 8 mai 2011.

samedi 7 mai 2011

Le temps des surprises et le temps des cerises ?

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Victor Ginsburgh

Dans le bon vieux temps, les anticipations des agents économiques concernant le futur étaient censées être « naïves » : on pensait que le futur pouvait être « prévu » sur base du passé. Ceci avait pour effet que certaines interventions du gouvernement dans l’économie pouvaient réussir parce qu’elles « surprenaient » les agents qui ne les avaient pas ou mal prévues. Durant les années d’après-guerre, et ce jusqu’à la crise pétrolière des années 1970, on a fini par croire que les gouvernements pouvaient conduire l’économie comme on conduit un avion, un petit coup de manette par ci, un autre par là, et le bon cap était gardé. Il a fallu déchanter par la suite.

Les économistes ont alors émis l’hypothèse que les agents, aidés en cela par les informations de plus en plus nombreuses sur la situation économique, étaient devenus moins naïfs, et avaient appris à prévoir de façon « rationnelle » (1), y compris les actions futures que pourrait prendre le gouvernement. Ils changent alors leur comportement avant même que la mesure gouvernementale ne soit prise et, lorsqu’elle arrive, elle n’a plus d’effet (ou des effets réduits). Par conséquent, disent les tenants de cette théorie, la politique économique ne sert à rien, et le gouvernement doit laisser les marchés « se débrouiller ».

La vérité est, comme toujours, entre les deux extrêmes. Que les marchés ne puissent se passer d’intervention est tout à fait évident et la dernière crise nous l’a montré à suffisance. Mais l’idée que certaines officines, ni toujours très honnêtes, ni toujours très désintéressées, soient officiellement habilitées à fabriquer nos anticipations est choquante.

Il y a particulièrement lieu de s’inquiéter lorsque ces officines sont les « agences de notation », les Moody’s et Standard and Poor’s de ce monde qui aujourd’hui menacent, sans sourciller, de dégrader la note de la Belgique à la mi-juin, si les partis politiques ne parviennent pas à former un gouvernement capable de mener « une vraie politique à long terme, concernant notamment le financement du vieillissement de la population » (2). Une dégradation de la note, pourrait ajouter la Belgique à la liste des pays-catastrophe (Portugal, Irlande, Italie, Grèce, Espagne) et, au lieu de réduire les effets de la crise, augmenter ceux-ci, non seulement en Belgique, mais dans toute la zone Euro.

Deux remarques à ce propos. Premièrement, la population n’a pas commencé à vieillir après les élections de juin 2010. Il y a 15 ou 20 ans que certains économistes belges, dont mon collègue blogueur Pierre Pestieau, prévoient la catastrophe à laquelle nous mène cet aveuglement à ne pas changer la politique des retraites. Moody’s et Standard and Poor’s viendraient-ils eux de s’en rendre compte ? Si menace il y a, alors ces superflics auraient pu et dû intervenir il y a des années et non pas en plein milieu d’une crise mondiale qui est loin d’être résolue. Deuxièmement, s’il est vrai que la Belgique n’a pas de gouvernement, elle se porte néanmoins mieux que beaucoup d’autres pays de l’Union Européenne, et on pourra difficilement accuser le gouvernement Leterme de n’avoir pas pris ses responsabilités, dans les matières où il pouvait le faire. Selon l’OCDE, la Belgique est un des plus heureux des pays membres (4). Mais alors pourquoi la dégrader ?

Aujourd’hui, il n’y a plus d’anticipations « naïves » ni d’anticipations « rationnelles ». Il y a les agences de notation, ces Frankenstein modernes que nous avons créés qui nous imposent leurs anticipations. Puisque ces Frankenstein le disent, cela doit être vrai et, nécessairement, se réalise, même s’ils se trompent et/ou sont malhonnêtes et nous trompent (4). Il serait temps que leurs créateurs les suppriment.

Quand viendra-t-il donc, le temps des cerises ?

(1) L’hypothèse plus technique est qu’« en moyenne », les agents ne font pas d’erreur de prévision.

(2) RTB, 26 avril 2011. Voir http://www.rtbf.be/info/economie/detail_standard-and-poor-s-pourrait-elle-degrader-la-note-de-la-belgique?id=6004003

(3) Pour ce qui concerne leur honnêteté voir mon blog du 20 mars 2011, Le patron des patrons et les agences de notation.

(4) Voir le blog de Pierre Pestieau, Zygo ou le bonheur est dans le blé, 7 mai 2011.

Zygo ou le bonheur est dans le blé

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Pierre Pestieau

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Zygo (1) n’est pas un des frères méconnus de Chico, Groucho ou Harpo Marx, mais un raccourci pour les zygomatiques, ces muscles qui amènent les coins de la bouche vers les oreilles, et qui agissent principalement dans l'action du rire. Il m’est arrivé de faire croire à un auditoire crédule ou bienveillant l’histoire suivante. Les Japonais ont mis au point, sous le nom de Zygo, une puce quasi invisible qui peut être greffée sans douleur sous la peau Cette puce permet de mesurer le nombre de fois que les muscles zygomatiques sont utilisés au cours de la journée. Des chercheurs anglais et kenyans ont, avec la complicité de médecins et de dentistes locaux, greffé ces puces à une centaine de personnes issues des milieux yuppies de traders et autres cadres dynamiques de Londres et à une autre centaine habitant les quartiers les plus défavorisés de Nairobi, naturellement à leur insu. Au bout d’un mois, la conclusion de l’étude est sans appel: les pauvres Nairobiens rient beaucoup plus que les riches Londoniens. De là à conclure qu’ils sont plus heureux et qu’il faut inverser le flux de l’aide, il n’y a qu’un pas que ces chercheurs n’ont pas hésité à franchir.

Naturellement cette histoire était inventée de toute pièce. Si elle a pu paraître plausible à certains, c’est que depuis de nombreuses années certains économistes s’efforcent de mesurer le bonheur. Pour ce faire, ils recourent à des enquêtes du type « Etes-vous heureux ? Où vous situez-vous à cet égard sur une échelle allant de 1 à 10 ? ». Et tout récemment ils se sont tournés vers la neurologie pour obtenir des mesures plus « objectives » de la sensation de bonheur à partir d’images scannées du cerveau.

Certaines de ces études sont importantes, particulièrement celles qui portent sur les relations entre croissance et évolution du bonheur. Je citerai en particulier celles de l’économiste californien, Richard Easterlin, un des premiers et sans doute des plus sérieux à étudier ces relations. Il a donné son nom à un paradoxe, qui se déduit de trois observations :

· Dans toute société, les riches ont tendance à être beaucoup plus heureux que les pauvres.

· Et pourtant les sociétés riches ont tendance à ne pas être plus heureuses que les sociétés pauvres.

· Bien que les pays s'enrichissent, les gens ne sont pas plus heureux.

Easterlin a essayé d’expliquer son paradoxe en mettant l’accent sur le concept de revenu relatif (notre bien-être dépend de la manière dont nous nous comparons aux autres, qu’ils soient nos contemporains ou nos prédécesseurs.

Une explication alternative repose sur l’idée de ce qu’on appelle un «tapis roulant hédonique» : nous devons continuer à consommer plus pour garder le même niveau de bonheur. Cette observation repose sur une caractéristique de la nature humaine : nous nous habituons vite à une amélioration de notre bien-être et ne la percevons pas comme une amélioration. L’implication de ce comportement est inquiétante ; pour ne pas être malheureux il faudrait toujours croître alors que les problèmes environnementaux et démographiques indiquent qu’il faudra sans doute un jour accepter une arrêt de la croissance, voire une certaine décroissance.

Il y plus de 50 ans le génial Franquin, dessinateur des aventures de Spirou et Fantasio, avait imaginé la Zorglonde qui agissait directement sur les centres de la volonté et provoquait une sorte d'apathie cérébrale ; cette onde permettait de bâtir une armée d’automates. Peut-être faudrait-il songer à une onde moins nocive, la Zygonde qui déclencherait le bonheur et permettrait aux sociétés futures d’accepter de consommer moins tout en restant heureuses.

Pour conclure, un mot sur la Belgique. Y est-on heureux? Selon une récente publication de l’OCDE (2), la Belgique est un des pays où l’indice de bonheur est le plus élevé. Bien au-dessus de la moyenne et juste après les pays Nordiques, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, qui sont toujours bien classés. Plus étonnant, sur la période 2000-2006, la Belgique est de tous les pays de l’OCDE, exception faite de la Turquie, le pays qui a connu la croissance la plus élevée de son indice de bonheur.

Soyons heureux !

(1) Le terme fut popularisé en Belgique par le comédien Bernard Faure qui sous le surnom de Monsieur Zygo devint célèbre pour ses nombreuses caméras cachées, tournées entre 1968 et 1994 dans le cadre de l’émission télévisée Zygomaticorama.

(2) OECD, Society at a Glance 2009: OECD Social Indicators, Brussels.

dimanche 1 mai 2011

L’expert, la carpette et le ministre

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Pierre Pestieau

Les économistes font souvent les frais de l’humour des politiciens. On prête à Ronald Reagan le « bon » mot suivant: « Si le jeu Trivial Poursuit avait été inventé par des économistes, il aurait eu 100 questions et 3 000 réponses ». Il y a plus de cinquante ans Truman se plaignait : « J’aimerais, disait-il, rencontrer un économiste manchot car chaque fois que je demande un avis à mes conseillers économiques, ils me répondent toujours « On the one hand... on the other hand » (1).

Les économistes méritent-ils cette réputation ? En partie sans doute. Les universitaires sont davantage attirés par la complexité et les nuances que par la nécessité de répondre à l’urgence de l’instant. En Belgique, on notera cependant une différence de culture entre les économistes flamands et francophones. Les économistes flamands sont souvent associés à la décision politique, ce qui n’est pas le cas des francophones qui, par choix ou par nécessité, sont davantage préoccupés par leur visibilité dans les revues et les colloques internationaux. Une explication de ce phénomène vient sans doute d’une réalité simple : le pouvoir est en Flandre et y fait appel à ses experts. Autre explication : on trouve une approche plus pragmatique que théorique dans la formation des économistes flamands.

A l’occasion des discussions/négociations institutionnelles de ces derniers mois il a été beaucoup question d’experts. Si l’on inclut dans ce terme la double qualité d’indépendance et de compétence, les Francophones ont un sérieux problème. Ils disposent de très peu d’experts. Or quelle ne fut pas ma surprise il y a quelques semaines de lire dans une livraison de l’hebdomadaire Le Vif-L’Express des propos tenus par un de nos hommes politiques sur des économistes des Facultés de Namur (FUNDP), les rares à s’intéresser aux finances publiques régionales avec compétence et indépendance. Il leur reprochait en quelque sorte de faire la part belle à la Flandre dans leurs estimations des transferts interrégionaux. Il leur demandait davantage de « patriotisme ». Bref, il leur demandait de se conduire en carpettes et non en experts. On comprend dans ces conditions que certains préfèrent se réfugier dans l’abstraction.

La Belgique francophone est petite. Elle ne compte pas tellement d’économistes. Certains travaillent pour le gouvernement ou pour des organisations professionnelles ; ils ont sans doute la compétence mais pas l’indépendance. L’université offre ce grand avantage, celui de la liberté d’expression, à condition de s’en servir. Car si l’on ne s’en sert pas, elle s’use rapidement.

Certains hommes politiques reprendraient volontiers le mot de Truman à leur compte mais en le déviant de son sens ; ce qu’ils demandent aux économistes, c’est peut-être moins un avis sans ambiguïté, qu’un avis qui leur plait.

Si la Wallonie est dans l’état qu’on lui connaît, c’est en partie parce que les conseillers des princes qui la gouvernent ont trop souvent évité de faire un diagnostic réaliste et ont préféré faire plaisir : le plan Marshall est une réussite incontestable ; le système d’enseignement est excellent, il manque seulement de ressources financières ; la productivité des travailleurs wallons permet des départs à la retraite anticipés ; le chômage des jeunes est imputable à la mauvaise volonté des employeurs ; la mauvaise santé de la population wallonne est imputable à son passé industriel, etc.

Dans la Grèce mythologique (2), il n’était pas bon colporter de mauvaises nouvelles. Les messagers de mauvais augure étaient souvent exécutés. Cette coutume a heureusement pris fin mais elle se retrouve dans une série de dictons du type « Tirez sur le messager ». Sa version moderne est sans doute : « Le seul bon expert est un expert de bon augure ».

(1) Ce qui en français se dit (moins bien qu’en anglais) par « D’une part,… d’autre part ».

(2) Dans l’Antigone de Sophocle on peut lire : « Personne n'aime le messager porteur de mauvaises nouvelles ».

L’homme d’un seul livre

2 commentaires:

Victor Ginsburgh

À P.L. pour le décider à jeter son son iPad aux orties

Quand j’étais à l’école, il y a bien, bien longtemps de cela, il était écrit quelque part dans un de mes cahiers, ou dans une salle de classe : Timeo hominem unius libri, je crains l’homme d’un seul livre. Mon école était laïque. La phrase est, pense-t-on, de Saint Thomas d’Aquin (1).

Nous y sommes, au livre unique, sous la forme de Kindle, iPad, iPad2, iPad3 et autres ordinateurs portables ou non.

Fini de se demander, comme l’avait fait Umberto Eco (2), pourquoi on a tué ce moine dans une bibliothèque. Fini de se demander comme Alberto Manguel (3) ou Jacques Bonnet (4) comment il faut classer les livres : par nationalité de l’auteur, par époque, de façon alphabétique, selon la dimension, selon la couleur de la reliure, les romans d’un côté, les biographies de l’autre, les philosophes tout en haut, les économistes au deuxième rang derrière les romans humoristiques ou mélangés aux livres érotiques.

Votre énorme bibliothèque contient un seul livre, l’ordinateur, et encore, pas toujours parce qu’il vous arrive de l’oublier au bureau.

Où sont les grandes bibliothèques, celles des entasseurs, comme les appelle Bonnet : « Richard Heber (1774-1883) possédait 300 000 volumes répartis dans cinq bibliothèques différentes, en Angleterre et sur le continent, chacune ayant envahi cinq demeures ; les livres formaient de véritables forêts avec allées, avenues, bosquets, chemins dans lesquels on se heurtait aux piles et aux amoncellements. Antoine-Marie-Henri Boulard (1754-1825) avait entrepris de sauver les livres que les confiscations et détournements révolutionnaires avaient jetés sur le marché, et finit par remplir neuf ou dix immeubles acquis pour y loger ses 600 000 volumes. Leur vente organisée par ses fils entre 1828 et 1832, provoqua un tel encombrement des librairies et des boîtes de bouquinistes que les prix de l’occasion s’effondrèrent durant plusieurs années » (pp. 31-32). Plus près de nous, j’ai entendu dire par des personnes dignes de foi, que feu Jean Stengers, professeur d’histoire à l’Université Libre de Bruxelles, avait entassé ses livres dans cinq maisons.

Encore un avantage du livre unique : Pour 500 euros, prix de l’ordinateur ou du livre unique, vous vous épargnez l’achat de cinq maisons et pouvez investir votre épargne dans des produits financiers. Avec tous les nouveaux règlements pour éviter un nouveau 2008, vous ne risquez plus rien…

Et puis, imaginez par exemple une nouvelle époque où l’on se dirait qu’il est temps de brûler les livres. Au train où vont les démocraties européennes, ça pourrait bien arriver en Finlande, en Hongrie, en France (là ce serait pas mal, on pourrait commencer par les livres de BHL) ou en Italie. Ce serait tellement plus simple avec un seul livre par maison. Pensez aux économies d’énergie, il ne faut plus allumer de bûchers !

Si on avait eu des ordinateurs, l’incendie, probablement volontaire, de la bibliothèque d’Alexandrie aurait pris moins de temps, de même que tous ceux involontaires mais plus souvent volontaires en Chine, à Rome, à Constantinople, dans le monde islamique, durant le moyen-âge en Europe, en Amérique après sa découverte par les bandits espagnols, en Angleterre, durant la révolution française, et plus récemment dans l’Allemagne nazie, en Chine, en Union Soviétique, en Espagne lors de la guerre civile, au Chili après la chute d’Allende en 1973, en Argentine après la mort de Peron en 1974, sans oublier l’Irak de Bush, Cheney, Rumsfeld et consorts (5).

***

Les éditeurs scientifiques ont été les premiers à s’intéresser à la numérisation des revues (pas des ouvrages) scientifiques. Et nous nous sommes tous réjouis, c’était si simple. Clic. Si simple que ces chers éditeurs ont outrageusement profité et augmenté les prix des abonnements de façon tout à fait déraisonnable, au point que les bibliothèques des universités (y compris américaines) ne pourront bientôt plus les payer. Juste retour de manivelle à notre joie (6) ?

Mais il y a aussi de bonnes nouvelles que je vous livre avant de vous quitter. Cliquez sur

http://www.youtube.com/watch?v=YhcPX1wVp38&feature=fvwrel


(1) Cette phrase est essentiellement interprétée comme voulant dire « je crains l’homme qui n’a lu ou qui ne possède qu’un seul livre », et c’est dans ce sens un peu élargi que je la prends ici, mais d’autres interprétations sont possibles. Voir http://en.wikipedia.org/wiki/Homo_unius_libri

(2) Le nom de la rose, Grasset, 1982.

(3) La bibliothèque, la nuit, Actes Sud, 2006.

(4) Des bibliothèques pleines de fantômes, Denoël, 2008.

(5) Voir à ce sujet Fernando Baez, A Universal History of the Destruction of Books from Ancient Sumer to Modern Iraq, Norton & Company, 2008. Il y a aussi le roman de Ray Bradbury, Fahrenheit 451, Denoël, 1951.

(6) Voir par exemple M. Dewatripont, V. Ginsburgh, P. Legros, A. Walckiers, J.-P. Devroey, M. Dujardin, F. Vandooren, P. Dubois, J. Foncel, M. Ivaldi, D. Heusse, Study on the economic and the technical evolution of the scientific publication market in Europe, Report commissioned by DG-Research, EC, http://ec.europa.eu/research/science-society/pdf/scientific-publication-study_en.pdf, January 2006.