dimanche 3 avril 2011

A Propos de la Langue Flamande

Victor Ginsburgh

Qu’il y ait des raisons politiques qui expliquent et enveniment les relations entre francophones et flamands en Belgique me paraît évident. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Je voudrais m’en tenir à l’aspect linguistique seul, et là les francophones ont le grand tort de dénigrer la langue flamande.

Un article paru dans le Soir du 22 septembre 2010 rapporte les propos d’une interview qu’un journaliste a eue avec Jacques Charles Lemaire, historien des langues et codicologue (1) à l’Université Libre de Bruxelles. Voici ce que dit M. Lemaire :

« Pour les Wallons, vu le prestige dont bénéficiait le français, c’est aux étrangers d’apprendre cette langue. Pendant longtemps, au XIXe siècle, le français a été la langue de l’intelligentsia. Le néerlandais existe au terme d’une longue histoire ; le français avait déjà l’histoire derrière lui ».

Déjà là, je me permets de lever le sourcil gauche. Je n’aime guère le terme « intelligentsia », puisque à l’exception des professeurs d’université, dont fait partie M. Lemaire, il exclut la majeure partie de la population.

Mais (et là je lève mes deux sourcils) je ne comprends ni ne puis accepter la suite de cette phrase sur l’ « histoire des langues ». En effet, le néerlandais, comme le français ont tous deux une « longue histoire », et l’histoire de l’un n’est pas plus longue ni plus courte que celle de l’autre. Les deux langues sont indo-européennes, un des grands groupes parmi les langues eurasiatiques, et qui comprend 449 langues (2). Le néerlandais (et le flamand aussi d’ailleurs) sont moins éloignés de la racine indo-européenne que ne l’est le français (3). Le premier fait partie de la branche germanique, l’autre de la branche romane (ou romance). Il semble y avoir eu moins de langues intermédiaires entre le néerlandais et la source indo-européenne qu’entre le français et cette source. Donc que veut dire longue histoire ? Que le français est né plus tôt que le néerlandais ? De quand date le français ? Est-il possible pour un individu moyennement doué, comme je le suis, de lire Rabelais (1494-1553) écrit en français du XVIe siècle plus facilement que Vondel (1587-1679) ? Rien n’est moins sûr. Alors quand est né le français que parlent aujourd’hui les Wallons ? A-t-il vraiment une plus longue histoire que le flamand parlé par nos amis du nord de la Belgique ? Comment définit-on la longueur de l’histoire d’une langue ? Où commence une langue, et où finit celle qui est à son origine et dont elle descend ? Ce n’est pas un coup de baguette magique qui transforme une langue en une autre, c’est une lente évolution. Et les noms de langues sont des conventions décidées à un moment donné. Le linguiste suédois Janson consacre un chapitre de son élégant petit ouvrage à la question « Dante écrivait-il en italien ou en latin » ? (4)

Je trouve totalement inappropriées d’autres parties de l’article. Expliquer pourquoi tant de francophones butent sur la langue néerlandaise par la « tendance de l’être humain à ne pas apprendre ce qui ne lui est pas utile » me paraît complètement déplacé. Lorsqu’on vit dans un pays bilingue, il me paraît, au contraire, utile et nécessaire d’en connaître les deux langues, ne fût-ce que de façon passive. En outre, ne pas apprendre ce qui n’est pas « utile » relève de la paresse, de la bêtise et du manque d’intérêt pour la culture de l’autre, ce qui n’est pas très différent de ce que disait Yves Leterme dans son interview à Libération (18 août 2006) : « Mais apparemment les francophones ne sont pas en état intellectuel d'apprendre le néerlandais, d'où la prolongation de ce statut d'exception [des communes à facilités] » ou de ce que Ginsburgh et Weber (5) ont écrit en juin 2006 : « Nous sommes forcés de constater que la partie francophone se trouve dans une situation très défavorable, et que celle-ci ne changera guère à défaut d’investissements importants dans l’enseignement des langues, et peut-être davantage encore, à défaut d’un changement de mentalité qui permette de percevoir l’importance des langues » et encore « Une population peut être paresseuse et, jouer au passager clandestin en profitant du fait que l’autre communauté l’est moins », ce qui ne sert en rien les francophones, parce que les passagers clandestins se font finalement rattraper.

Comment peut-on, cher collègue Jacques Charles Lemaire, historien des langues à l’ULB, dire « Attention, je ne dis pas que le néerlandais n’est pas une langue de culture. Mais ce n’est pas une langue de grande culture ». Depuis quand existe-t-il des petites et des grandes langues, des petites et des grandes cultures, des langues de petite et des langues de grande culture. Dites-moi, c’est quoi la différence entre une « petite » et une « grande » culture ? Qui décide de la « dimension » d’une culture ? La peinture flamande du XIVe siècle est bien « plus grande » que la peinture française de la même époque.

S’il est vrai que le français est parlé (parfois très mal) par 60 millions d’individus comme première langue et qu’un nombre à peu près égal le parle (encore plus mal) comme seconde ou troisième langue, il faudrait dire aussi que l’anglais est la langue maternelle de 400 millions d’individus, auxquels il faut ajouter 1,1 milliard d’autres dont c’est la deuxième ou troisième langue. Il y a donc, dans le monde, dix fois plus d’individus qui connaissent l’anglais que le français.

A supposer que « le manque de motivation [d’apprendre le néerlandais] est évident chez les francophones, et s’explique par la domination du français » dit encore M. Lemaire, pourquoi les francophones n’apprendraient-il pas l’anglais plutôt que le français ? Paresse, bêtise ou manque d’intérêt pour la culture de l’autre ? Ou parce que l’anglais ne « domine » pas le français ? C’est quoi une langue qui domine ?

Le genre d’élucubrations idéologiques dont il est question plus haut ne fait pas beaucoup progresser le débat, pas plus que d’entendre si souvent dire, « mais comme c’est vilain le néerlandais ».

Ce qu’il faut, c’est donner des raisons qui encouragent les jeunes à apprendre les langues étrangères, plutôt que de trouver des raisons qui les poussent à croire qu’ils ont raison de ne pas les apprendre.


(1) Je n’ai pas trouvé le mot dans le Nouveau Petit Robert. Voici ce que le site http://dictionnaire.reverso.net/francais-definition/codicologue en dit: « La codicologie est un domaine de la paléographie consacré à l’étude de la matière des manuscrits ».

(2) Voir Ethnologue, Languages of the World, M. Paul Lewis, ed., Dallas, TX: SIL International, 2009.

(3) Le néerlandais descend de l’indo-européen en passant par les branches et sous-branches suivantes : germanique, dont s’est détachée la sous branche bas saxon-bas franconien, qui a produit la sous-branche bas-franconien, qui a donné lieu au néerlandais et au flamand. Le français vient également de l’indoeuropéen, en passant par la branche italique, puis par la branche romance (contesté), sous-branche Ouest, puis Gallo-Romain, Oïl et finalement français. Voir www.ethnologue.com.

(4) Tore Janson, Speak, A Short History of Languages, Oxford University Press, 2002.

(5) Voir V. Ginsburgh et S. Weber, La dynamique des langues en Belgique, Regards Economiques, 62, juin 2006.

2 commentaires:

  1. Toutes mes félicitations pour ce "démontage" en règle d'arguments falacieux utilisés pour cacher un manque cruel d'investissements dans l'apprentissage des langues en Belgique francophone. Seule excuse qui est valable pour certains francophones, la proximité avec la communauté germanophone et/ou l'Allemagne...troisième langue officielle de Belgique, trop souvent laissée pour compte.

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  2. Mea culpa Victor Ginsburgh6 mai 2011 à 14:50

    Mea culpa

    Victor Ginsburgh

    Dans mon blog du 3 avril « A propos de la langue flamande », j’ai attribué le texte qui suit au Professeur Charles Lemaire de l’ULB. En réalité c’est le Professeur Marc Defays de l’ULg qui l’a prononcé :

    « Pour les Wallons, vu le prestige dont bénéficiait le français, c’est aux étrangers d’apprendre cette langue. Pendant longtemps, au XIXe siècle, le français a été la langue de l’intelligentsia. Le néerlandais existe au terme d’une longue histoire ; le français avait déjà l’histoire derrière lui »

    C’est donc contre lui que j’aurais dû proférer mes imprécations et pas contre M. Lemaire, que je prie de bien vouloir m’excuser.

    La phrase concernant la « tendance de l’être humain à ne pas apprendre ce qui ne lui est pas utile » est une phrase du journaliste qui a interviewé M. Lemaire, mais il semble attribuer le propos à M. Lemaire. Nouvelles excuses.

    Les deux autres citations

    « Attention, je ne dis pas que le néerlandais n’est pas une langue de culture. Mais ce n’est pas une langue de grande culture »

    et

    « le manque de motivation [d’apprendre le néerlandais] est évident chez les francophones, et s’explique par la domination du français »

    figurent entre guillemets dans l’article du Soir du 22 septembre 2010 et sont attribuées à M. Lemaire.

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