dimanche 3 avril 2011

Charité bien ordonnée commence par un Etat juste

Pierre Pestieau

« Privatiser l’intérêt général ». Cette formule entendue récemment je ne sais plus où à propos d’une manifestation en faveur de la philanthropie est surprenante. Il ne s’agit pas de la privatisation de services publics et autres activités de nature collective comme les prisons, la poste ou les chemins de fer, à laquelle nous sommes maintenant habitués. Il s’agit de la privatisation du financement d’activités normalement dévolues à la puissance publique, comme l’aide aux citoyens déshérités. L’exemple typique de ce phénomène est la multiplication de cadeaux fiscaux accordés aux philanthropes de tout genre.

Les contributions charitables sont très répandues dans les pays dits anglo-saxons et les déductions fiscales plus importantes que chez nous n’expliquent pas l’entièreté de leur succès. Dans ces pays, l’idée qui prévaut est que la charité individuelle est préférable à la solidarité publique pour lutter contre l’exclusion et la précarité. Cette tradition a connu son apogée sous la présidence de Bush junior avec ce qu’on a appelé le « compassionate conservatism » (« conservatisme compassionnel »). Le postulat sous-jacent de cette vue est que l’État providence est incapable de résoudre le problème de la pauvreté et qu’il vaut mieux confier cet objectif à des organismes privés (associations, fondations, églises). Pour financer ces programmes l’administration a mis en place des réformes fiscales qui permettent aux donateurs de déduire les dons de leurs impôts à hauteur de plus de 50 %. Récemment, à l’instigation de Nicolas Sarkozy, d’abord ministre de l’intérieur puis président de la république, la France offre aujourd’hui un régime extrêmement favorable aux contributions charitables, sans doute le meilleur d’Europe. L’intention avouée est de permettre au secteur philanthropique de se substituer progressivement à un Etat exsangue dans certaines de ses missions culturelles, scientifiques et sociales.

Ces trois domaines doivent être distingués. S’il peut être prouvé que le mécénat est favorable à la production artistique et à la diffusion des œuvres, pourquoi pas ? Si certaines recherches coûteuses peuvent bénéficier des contributions volontaires des citoyens, pourquoi pas ? En revanche, confier à des organisations charitables, religieuses ou pas, la responsabilité de la protection sociale il y a un pas qu’il faut se garder de franchir. La différence entre l’Etat et la meilleure des organisations caritatives est fondamentale. Seul l’Etat peut garantir l’universalité de la protection et de l’assistance sociales. L’Etat idéal est impartial et neutre ; à la différence des dames patronnesses d’aujourd’hui, il n’a pas ses pauvres ou ses œuvres mais s’adresse à tous sans conditions. Certes l’Etat n’est pas toujours aussi efficace et impartial qu’on le souhaiterait. La solution n’est pas la fuite vers le secteur non marchand mais l’amélioration du fonctionnement de l’autorité publique.

Ajoutons que le secteur marchand n’est pas uniquement peuplé de gens désintéressés et dévoués. Il est utile de rappeler le scandale de l'ARC (Association pour la recherche sur le cancer) qui choqua tant la France il y a une dizaine d’années avec des unes de journaux du type : « Une piscine, des voitures de fonction, des domestiques et des maîtresses avec l’argent du cancer ». Le patron de l’ARC avait détourné quelque 45 million d’euros. Plus près de nous, cette semaine, le Canard Enchaîné du 23 mars 2011 rapportait dans une de sa chronique intitulée Charity International que certains dirigeants d’Amnesty International touchaient des salaires ou des indemnités de licenciement dignes des grosses entreprises privées.

(1) Dans le même esprit, le Nouvel Observateur du 31 mars 2011 intitule sa recension « La Crise Fiscale qui Vient » de Brigitte Alepin : Les ‘philanthropes’ confisquent l’action publique.

1 commentaire:

  1. Sans doute Pierre Pestieau a partiellement raison, mais je voudrais tout de même ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, comme on dit si inélégamment. Je viens de trouver, dans un article du New York Times une liste de riches, voire très riches Américains qui ont répondu à l’appel Gates-Warren à léguer une grosse partie de leur fortune à une fondation.

    Voici la liste de ceux qui ont signé : http://givingpledge.org/#enter

    Bien sûr, signer une promesse n’est pas donner. J’en veux pour preuve les Etats qui se sont engagés à reconstruire Haïti, et rien ou en tout cas pas grand-chose n’est arrivé jusqu’ici. Il est vrai que ce sont des Etats…

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